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cela décider au tribunal de la fiere raison, les questions qui ne sont que du ressort de la foi. Dieu n’a point abandonné à nos discussions des mysteres qui, soumis à la spéculation, paroîtroient des absurdités. Dans l’ordre de la révélation, il a posé des barrieres insurmontables à tous nos efforts ; il a marqué un point où l’évidence cesse de luire pour nous ; & ce point est le terme de la raison ; mais là où elle finit, ici commence la foi, qui a droit d’exiger de l’esprit un parfait assentiment sur des choses qu’il ne comprend pas ; mais cette soumission de l’aveugle raison à la foi, n’ébranle pas pour cela ses fondemens, & ne renverse pas les limites de la connoissance. Eh quoi ? Si elle n’avoit pas lieu en matiere de religion, cette raison que quelques-uns décrient si fort, nous n’aurions aucun droit de tourner en ridicule les opinions avec les cérémonies extravagantes qu’on remarque dans toutes les religions, excepté la véritable. Qui ne voit que c’est-là ouvrir un vaste champ au fanatisme le plus outré, & aux superstitions les plus insensées ? Avec de pareils principes, il n’y a rien qu’on ne croie, & les opinions les plus monstrueuses, la honte de l’humanité, sont adoptées. La religion qui en est l’honneur, & qui nous distingue le plus des brutes, n’est-elle pas souvent la chose en quoi les hommes paroissent les moins raisonnables ? Nous sommes faits d’une étrange maniere ; nous ne saurions nous tenir dans un juste milieu. Si l’on n’est superstitieux, on est impie. Il semble qu’on ne puisse être docile par raison, & fidele en philosophe. Je laisse ici à décider laquelle des deux est la plus déraisonnable & la plus injurieuse à la religion, ou de la superstition ou de l’impiété. Quoi qu’il en soit, les bornes posées entre l’une & l’autre, ont eu moins à souffrir de la hardiesse de l’esprit, que de la corruption du cœur. La superstition est devenue impie, & l’impiété elle-même est devenue superstitieuse ; oui, dans toutes les religions de la terre, la liberté de penser qui insulte aux bons croyans, comme à des ames foibles, à des esprits superstitieux, à des génies serviles, est quelquefois plus crédule & plus superstitieuse qu’on ne le pense. Quel usage de raison puis-je appercevoir dans des hommes qui croient par autorité qu’il ne faut pas croire à l’autorité ? Quels sont la plûpart de ces enfans qui se glorifient de n’avoir point de religion ? A les entendre parler, ils sont les seuls sages, les seuls philosophes dignes de ce nom ; ils possedent eux seuls l’art d’examiner la vérité ; ils sont seuls capables de tenir leur raison dans un équilibre parfait, qui ne sauroit être détruit que par le poids des preuves. Tous les autres hommes, esprits paresseux, cœurs servils & lâches, rampent sous le joug de l’autorité, & se laissent entraîner sans résistence, par les opinions reçues. Mais combien n’en voyons-nous pas dans leur société qui se laissent subjuguer par un enfant plus habile. Qu’il se trouve parmi eux un de ces génies heureux, dont l’esprit vif & original soit capable de donner le ton ; que cet esprit d’ailleurs éclairé se précipite dans l’inconviction, parce qu’il aura été la dupe d’un cœur corrompu : son imagination forte, vigoureuse, & dominante, exercera sur leurs sentimens un pouvoir d’autant plus despotique, qu’un secret penchant à la liberté prêtera à ses raisons victorieuses une force nouvelle. Elle fera passer son enthousiasme dans les jeunes imaginations, les fléchira, les pliera à son gré, les subjuguera, les renversera.

Le traité de la liberté de penser, de Collins, passé parmi les inconvaincus, pour le chef-d’œuvre de la raison humaine ; & les jeunes inconvaincus se cachent derriere ce redoutable volume, comme si c’é-

toit l’égide de Minerve. On y abuse de ce que présente

de bon ce mot, liberté de penser, pour la réduire à l’irreligion ; comme si toute recherche libre de la vérité, devoit nécessairement y aboutir. C’est supposer ce qu’il s’agissoit de prouver, savoir si s’éloigner des opinions généralement reçues, est un caractere distinctif d’une raison asservie à la seule évidence. La paresse & le respect aveugle pour l’autorité, ne sont pas les seules entraves de l’esprit humain. La corruption du cœur, la vaine gloire, l’ambition de s’ériger en chef de parti, n’exercent que trop souvent un pouvoir tyrannique sur notre ame, qu’elles détournent avec violence de l’amour pur de la vérité.

Il est vrai que les inconvaincus en imposent & doivent en imposer par la liste des grands hommes, parmi les anciens, qui selon eux se sont distingués par la liberté de penser, Socrate, Platon, Epicure, Ciceron, Virgile, Horace, Pétrone, Corneille Tacite. Quels noms pour celui qui porte quelque respect aux talens & à la vertu ! mais cette logique est-elle bien assortie avec le dessein de nous porter à penser librement ! Pour montrer que ces illustres anciens ont pensé librement, citer quelques passages de leurs écrits, où ils s’élevent au-dessus des opinions vulgaires, des dieux de leur pays, n’est-ce pas supposer que la liberté de penser est l’apanage des incrédules, & par conséquent supposer ce qu’il s’agissoit de prouver. Nous ne dirons pas que pour se persuader que ces grands hommes de l’antiquité ont été entierement libres dans leurs recherches, il faudroit avoir pénétré les secrets mouvemens de leur cœur, dont il est impossible que leurs ouvrages nous donnent une connoissance suffisante ; que si les incrédules sont capables de cette force incompréhensible de pénétration, ils sont fort habiles ; mais que s’ils ne le sont pas, il est constant que par un sophisme très grossier qui suppose évidemment ce qui est en question, ils veulent nous engager à respecter comme d’excellens modeles, des sages prétendus, dont l’intérieur leur est inconnu, comme au reste des hommes. Cette maniere de raisonner feroit le procès à tous les honnêtes gens qui ont écrit pour ou contre quelque systême que ce soit, & accuseroit d’hypocrisie à Paris, à Rome, à Constantinople, dans tous les lieux de la terre, & dans tous les tems, ceux qui ont fait & qui font honneur aux nations. Mais ce qui nous fâche, c’est qu’un auteur ne se contente pas de nous donner pour modeles de la liberté de penser, quelques-uns des plus fameux sages du Paganisme ; mais qu’il étale encore à nos yeux des écrivains inspirés, & qu’il s’imagine prouver qu’ils ont pensé librement, parce qu’ils ont rejetté la religion dominante. Les prophetes, dit-il, se sont déchaînés contre les sacrifices du peuple d’Israel ; donc les prophetes ont été des patrons de la liberté de penser. Seroit-il possible que celui qui se mêle d’écrire, fût d’une infidélité ou d’une ignorance assez distinguée pour croire tout de bon que ces saints hommes eussent voulu détourner le peuple d’Israel du culte lévitique ? N’est-il pas beaucoup plus raisonnable d’interpréter leurs sentimens par leur conduite, & d’expliquer l’irrégularité de quelques expressions, ou par la véhémence du langage oriental qui ne s’asservit pas toujours à l’exactitude des idées, ou par un violent mouvement de l’indignation qu’inspiroit à des hommes saints l’abus que les peuples corrompus faisoient des préceptes d’une saine religion ? N’y a-t-il aucune difference entre l’homme inspiré par son Dieu, & l’homme qui examine, discute, raisonne, réfléchit tranquillement & de sang froid ?

On ne peut nier qu’il n’y ait eu & qu’il n’y ait parmi les inconvaincus des hommes du premier mé-