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écrivit trente-six mille cinq cens vingt-cinq livres : supposé la vérité du fait, les anciens auroient eu infiniment plus de raison que les modernes, de se plaindre de la multitude des livres.

Au reste, de tous ceux qui existent, combien peu méritent d’être sérieusement étudiés ? Les uns ne peuvent servir qu’occasionnellement, les autres qu’à amuser les lecteurs. Par exemple, un mathématicien est obligé de savoir ce qui est contenu dans les livres de Mathématique ; mais une connoissance générale lui suffit, & il peut l’acquérir aisément en parcourant les principaux auteurs, afin de pouvoir les citer au besoin ; car il y a beaucoup de choses qui se conservent mieux par le secours des livres, que par celui de la mémoire. Telles sont les observations astronomiques, les tables, les regles, les théoremes, &c. qui, quoiqu’on en ait eu connoissance, ne s’impriment pas dans le cerveau, comme un trait d’histoire ou une belle pensée. Car moins nous chargeons la mémoire de choses, & plus l’esprit est libre & capable d’invention. Voyez Cartes. Epist. à hogel. apud. Hook, phil. collect. n°. 5. p. 144. & suiv.

Ainsi un petit nombre de livres choisis est suffisant. Quelques uns en bornent la quantité au seul livre de la bible, comme contenant toutes les sciences. Et les Turcs se réduisent à l’alcoran. Cardan croit que trois livres suffisent à une personne qui ne fait profession d’aucune science, savoir, une vie des saints & des autres hommes vertueux, un livre de poësie pour amuser l’esprit, & un troisieme qui traite des régles de la vie civile. D’autres ont proposé de se borner à deux livres pour toute étude ; savoir, l’écriture, qui nous apprend ce que c’est que Dieu, & le livre de la création, c’est-à dire, cet univers qui nous découvre son pouvoir. Mais toutes ces régles, à force de vouloir retrancher tous les livres superflus, donnent dans une autre extrémité, & en retranchent aussi de nécessaires. Il s’agit donc dans le grand nombre de choisir les meilleurs, & parce que l’homme est naturellement avide de savoir, ce qui paroît superflu en ce genre peut à bien des égards avoir son utilité. Les livres par leur multiplicité nous forcent en quelque sorte à les lire, ou nous y engagent pour peu que nous y ayons de penchant. Un ancien pere remarque que nous pouvons retirer cet avantage de la quantité des livres écrits sur le même sujet : que souvent ce qu’un lecteur ne saisit pas vivement dans l’un, il peut l’entendre mieux dans un autre. Tout ce qui est écrit, ajoute-t-il, n’est pas également à la portée de tout le monde, peut-être ceux qui liront mes ouvrages comprendront mieux la matiere que j’y traite, qu’ils n’auroient fait dans d’autres livres sur le même sujet. Il est donc nécessaire qu’une même chose soit traitée par différens écrivains, & de différentes manieres ; quoiqu’on parte des mêmes principes, que la solution des difficultés soit juste, cependant ce sont différens chemins qui menent à la connoissance de la vérité. Ajoutons à cela, que la multitude des livres est le seul moyen d’en empêcher la perte ou l’entiere destruction. C’est cette multiplicité qui les a préservés des injures du tems, de la rage des tyrans, du fanatisme des persécuteurs, des ravages des barbares, & qui en a fait passer au moins une partie jusqu’à nous, à-travers les longs intervalles de l’ignorance & de l’obscurité.

Solaque non norunt hæc monumenta mori.

Voyez Bacon, augment. Scient. lib. I. t. III. pag. 49. S. Augustin. de Trinit. lib. I. c. iij. Barthol. de lib. logend. dissertat. I. pag. 8. & suiv.

A l’égard du choix & du jugement que l’on doit faire d’un livre, les auteurs ne s’accordent pas sur

les qualités nécessaires pour constituer la bonté d’un livre. Quelques-uns exigent seulement d’un auteur qu’il ait du bon sens, & qu’il traite son sujet d’une maniere convenable. D’autres, comme Salden, desirent dans un ouvrage la solidité, la clarté & la concision ; d’autres l’intelligence & l’exactitude. La plupart des critiques assurent qu’un livre doit avoir toutes les perfections dont l’esprit humain est capable : en ce cas y auroit-il rien de plus rare qu’un bon livre ? Les plus raisonnables cependant conviennent qu’un livre est bon quand il n’a que peu de défauts : optimus ille qui minimis urgetur vitiis ; ou du-moins dans lequel les choses bonnes ou intéressantes excedent notablement les mauvaises ou les inutiles. De même un livre ne peut point être appellé mauvais, quand il s’y rencontre du bon à-peu-près également autant que d’autres choses. Voyez Baillet, jug. des scav. t. I. part. I. c. vj. p. 19. & suiv. Honor. reflex. sur les regles de crit. dissert. 1.

Depuis la décadence de la langue latine, les auteurs semblent être moins curieux de bien écrire que d’écrire de bonnes choses ; de sorte qu’un livre est communément regardé comme bon, s’il parvient heureusement au but que l’auteur s’étoit proposé, quelques fautes qu’il y ait d’ailleurs. Ainsi un livre peut être bon, quoique le style en soit mauvais, par conséquent un historien bien informé, vrai & judicieux ; un philosophe qui raisonne juste & sur des principes sûrs ; un théologien orthodoxe, & qui ne s’écarte ni de l’Ecriture, ni des maximes de l’Eglise primitive, doivent être regardés comme de bons auteurs, quoique peut-être on trouve dans leurs écrits des défauts dans des matieres peu essentielles, des négligences, même des defauts de style. Voyez Baillet, jug. des sav. t. I. c. vij. p. 24. & suiv.

Ainsi plusieurs livres peuvent être considérés comme bons & utiles, sous ces diverses manieres de les envisager, de sorte que le choix semble être difficile, non pas tant par rapport aux livres qu’on doit choisir, que par rapport à ceux qu’il faut rejetter. Pline l’ancien avoit coutume de dire qu’il n’y avoit point de livre quelque mauvais qu’il fût, qui ne renfermât quelque chose de bon : nullum librum tam malum esse, qui non aliquâ ex parte profit. Mais cette bonté a des degrés, & dans certains livres elle est si médiocre qu’il est difficile de s’en ressentir ; elle est ou cachée si profondément, ou tellement étouffée par les mauvaises choses, qu’elle ne vaut pas la peine d’être recherchée. Virgile disoit qu’il tiroit de l’or du fumier d’Ennius ; mais tout le monde n’a pas le même talent, ni la même dextérité. Voyez Hook, collect. n. 5. pag. 127 & 135. Pline, epist. 5. l. III. Reimman, bibl. acrom. in præfat. parag. 7. pag. 8 & suiv. Sacchin, de ration. lib. legend. c. iij pag. 10 & suiv.

Ceux-là semblent mieux atteindre à ce but, qui recommandent un petit nombre des meilleurs livres, & qui conseillent de lire beaucoup, mais non pas beaucoup de choses ; multum legere, non multa. Cependant après cet avis, la même question revient toujours : comment faire ce choix ? Pline, epist. 9. l. VII.

Ceux qui ont établi des regles pour juger des livres, nous conseillent d’en observer le titre, le nom de l’auteur, de l’éditeur, le nombre des éditions, les lieux & les années où elles ont paru, ce qui dans les livres anciens est souvent marqué à la fin, le nom de l’imprimeur, sur-tout si c’en est un célebre. Ensuite il faut examiner la préface & le dessein de l’auteur ; la cause ou l’occasion qui le détermine à écrire ; quel est son pays, car chaque nation a son génie particulier. Barth. diss. 4. pag. 19. Baillet, c. vij. p. 228 & suiv. Les personnes par l’ordre desquelles l’ouvrage a été composé, ce qu’on apprend quelquefois par l’épître dédicatoire. Il faut tâcher de savoir quelle étoit la vie de l’auteur, sa profession, son rang ; si quel-