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que chose de remarquable a accompagné son éducation, ses études, sa maniere de vivre ; s’il étoit en commerce de lettres avec d’autres savans ; quels éloges on lui a donné (ce qui se trouve ordinairement au commencement du livre). On doit encore s’informer si son ouvrage a été critiqué par quelque écrivain judicieux. Si le dessein de l’ouvrage n’est pas exposé dans la préface, on doit passer à l’ordre & à la disposition du livre ; remarquer les points que l’auteur a traités ; observer si le sentiment & les choses qu’il expose sont solides ou futiles, nobles ou vulgaires, fausses ou puisées dans le vrai. On doit pareillement examiner si l’auteur suit une route déja frayée, ou s’il s’ouvre des chemins nouveaux, inconnus ; s’il établit des principes jusqu’alors ignorés ; si sa maniere d’écrire est une dichotomie ; si elle est conforme aux regles générales du style, ou particulier & propre à la matiere qu’il traite. Struv. introd. ad notit. rei litter. c. v. parag. 2. p. 338 & suiv.

Mais on ne peut juger que d’un très-petit nombre de livres par la lecture, vû d’une part la multitude immense des livres, & de l’autre l’extrème briéveté de la vie. D’ailleurs il est trop tard pour juger d’un livre d’attendre qu’on l’ait lu d’un bout à l’autre. Quel tems ne s’exposeroit-on pas à perdre par cette patience ? Il paroît donc nécessaire d’avoir d’autres indices, pour juger d’un livre même sans l’avoir lu en entier. Baillet, Stollius & plusieurs autres, ont donné à cet égard des regles, qui n’étant que des présomptions & conséquemment sujettes à l’erreur, ne sont néanmoins pas absolument à mépriser. Les journalistes de Trévoux disent que la méthode la plus courte de juger d’un livre, c’est de le lire quand on est au fait de la matiere, ou de s’en rapporter aux connoisseurs. Heuman dit à-peu-près la même chose, quand il assure que la marque de la bonté d’un livre, est l’estime que lui accordent ceux qui possedent le sujet dont il traite, sur-tout s’ils ne sont ni gagés pour le préconiser, ni ligués avec l’auteur, ni intéressés par la conformité de religion ou d’opinions systématiques. Budd. de criteriis boni libri passim. Wate, hist. critic. ling. lat. c. viij. pag. 320. Mém. de Trev. ann. 1752. art. 17. Heuman, comp. dup. litter. c. vj. part. 11. pag. 280 & suiv.

Disons quelque chose de plus précis. Les marques plus particulieres de la bonté d’un livre, sont

1°. Si l’on sait que l’auteur excelle dans la partie absolument nécessaire pour bien traiter tel ou tel sujet qu’il a choisi, ou s’il a déja publié quelqu’ouvrage estimé dans le même genre. Ainsi l’on peut conclure que Jules-César entendoit mieux le métier de la guerre que P. Ramus ; que Caton, Palladius & Columelle savoient mieux l’Agriculture qu’Aristote, & que Ciceron se connoissoit en éloquence tout autrement que Varron. Ajoûtez qu’il ne suffit pas qu’un auteur soit versé dans un art, qu’il faut encore qu’il possede toutes les branches de ce même art. Il y a des gens par exemple, qui excellent dans le Droit civil, & qui ignorent parfaitement le Droit public. Saumaise, à en juger par ses exercitations sur Pline, est un excellent critique, & paroit très-inférieur à Milton dans son livre intitulé defensio regia.

2°. Si le livre roule sur une matiere qui demande une grande lecture, on doit présumer que l’ouvrage est bon, pourvû que l’auteur ait eu les secours nécessaires, quoiqu’on doive s’attendre à être accablé de citations, sur-tout, dit Struvius, si l’auteur est jurisconsulte.

3°. Un livre, à la composition duquel un auteur a donné beaucoup de tems, ne peut manquer d’être bon. Villalpand, par exemple, employa quarante ans à faire son commentaire sur Ezéchiel ; Baronius en mit trente à ses annales ; Gousset n’en fut pas moins à écrire ses commentaires sur l’hébreu, &

Paul Emile son histoire. Vaugelas & Lamy en donnerent autant, l’un à sa traduction de Quinte-Curce, l’autre à son traité du temple. Em. Thesauro fut quarante ans à travailler son livre intitulé, idea argutæ dictionis, aussi-bien que le jésuite Carra, à son poëme appellé colombus. Cependant ceux qui consacrent un tems si considérable à un même sujet, sont rarement méthodiques & soutenus, outre qu’ils sont sujets à s’affoiblir & à devenir froids ; car l’esprit humain ne peut pas être tendu si long-tems sur le même sujet sans se fatiguer, & l’ouvrage doit naturellement s’en ressentir. Aussi a-ton remarqué que dans les masses volumineuses, le commencement est chaud, le milieu tiede, & la fin froide : apud vastorum voluminum autores, principia fervent, medium tepet, ultima frigent. Il faut donc faire provision de matériaux excellens, quand on veut traiter un sujet qui demande un tems si considérable. C’est ce qu’observent les écrivains espagnols, que cette exactitude distingue de leurs voisins. Le public se trompe rarement dans les jugemens qu’il porte sur les auteurs, à qui leurs productions ont coûté tant d’années, comme il arriva à Chapelain qui mit trente ans à composer son poëme de la Pucelle, ce qui lui attira cette épigramme de Montmaur.

Illa Capellani dudum expectata puella
Post tanta in lucem tempora prodit anus.

Quelques-uns, il est vrai, ont poussé le scrupule à un excès misérable, comme Paul Manuce, qui employoit trois ou quatre mois à écrire une épître, & Isocrate qui mit trois olympiades à composer un panégyrique. Quel emploi ou plûtôt quel abus du tems !

4°. Les livres qui traitent de doctrine, & sont composés par des auteurs impartiaux & desintéressés, sont meilleurs que les ouvrages faits par des écrivains attachés à une secte particuliere.

5°. Il faut considérer l’âge de l’auteur. Les livres qui demandent beaucoup de soin, sont ordinairement mieux faits par de jeunes gens que par des personnes avancées en âge. On remarque plus de feu dans les premiers ouvrages de Luther, que dans ceux qu’il a donnés sur la fin de sa vie. Les forces s’énervent avec l’âge ; les embarras d’esprit augmentent ; quand on a déjà vécu un certain tems, on se confie trop à son jugement, on néglige de faire les recherches nécessaires.

6°. On doit avoir égard à l’état & à la condition de l’auteur. Ainsi l’on peut regarder comme bonne une histoire dont les faits sont écrits par un homme qui en a été témoin oculaire, ou employé aux affaires publiques ; ou qui a eu communication des actes publics ou autres monumens authentiques, ou qui a écrit d’après des mémoires sûrs & vrais, ou qui est impartial, & qui n’a été ni aux gages des grands, ni honoré, c’est-à-dire corrompu par les bienfaits des princes. Ainsi Salluste & Cicéron étoient très-capables de bien écrire l’histoire de la conjuration de Catilina, ce fameux évenement s’étant passé sous leurs yeux. De même Davila, Commines, Guichardin, Clarendon, &c. qui étoient présens à ceux qu’ils décrivent. Xénophon, qui fut employé dans les affaires publiques à Sparte, est un guide sûr pour tout ce qui concerne cette république. Amelot de la Houssaye, qui a vécu long-tems à Venise, a été très-capable de nous découvrir les secrets de la politique de cet état. Cambden a écrit les annales de son tems. M. de Thou avoit des correspondances avec les meilleurs écrivains de chaque pays. Puffendorf & Rapin Toyras ont eu communication des archives publiques. Ainsi dans la Théologie morale & pratique on doit considérer davantage ceux qui sont chargés des fonctions pas-