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en cette occasion redevable de la vie. Cet homme qui savoit quelque chose du métier d’ingénieur, soit qu’il fût instruit de l’habileté de Jambelli & du chagrin qu’on lui avoit fait en Espagne, soit par une inspiration de Dieu qui avoit voulu qu’Anvers fût pris par Alexandre de Parme, s’approcha de ce prince, & le conjura de se retirer puisqu’il avoit donné tous les ordres nécessaires. Il le fit jusqu’à trois fois, sans que ce prince voulût suivre son conseil ; mais l’enseigne ne se rebuta pas : & au nom de Dieu, dit-il à ce prince, en se jettant à ses piés, croyez seulement pour cette fois le plus affectionné de vos serviteurs. Je vous assure que votre vie est ici en danger ; & puis se relevant, il le tira après lui. Alexandre aussi surpris de la liberté de cet homme que du ton, en quelque façon inspiré, dont il lui parloit, le suivit, accompagné de Caëtan, & Duguast.

» A peine étoient-ils arrivés au fort de Sainte-Marie, sur le bord de la riviere du côté de Flandre, que le vaisseau creva avec un fracas épouventable. On vit en l’air une nuée de pierres, de poutres, de chaînes, de boulets ; le château de bois, auprès duquel la mine avoit joué, une partie des bateaux du pont, les canons qui étoient dessus, les soldats furent enlevés & jettés de tous côtés. On vit l’Escaut s’enfoncer en abyme, & l’eau poussée d’une telle violence qu’elle passa sur toutes les digues, & un pié au-dessus du fort de Sainte-Marie ; on sentit la terre trembler à près de quatre lieues de-là ; on trouva de ces grosses tombes dont la mine avoit été couverte à mille pas de l’Escaut ».

Un des autres bateaux qui avoit échoué contre le rivage de Flandre, fit encore un grand effet ; il périt huit cens hommes de différent genre de mort ; une infinité furent estropiés. & quelques-uns échapperent par des hazards surprenans.

Le vicomte de Bruxelle, dit l’historien, fut transporté fort loin, & tomba dans un navire sans se faire aucun mal. Le capitaine Tuc, auteur d’une relation de cette avanture, après avoir été quelque tems suspendu en l’air tomba dans la riviere ; & comme il savoit nager, & que dans le mouvement du tourbillon qui l’emporta, sa cuirasse s’étoit détachée de son corps, il regagna le bord en nageant ; enfin, un des gardes du prince de Parme fut porté de l’endroit du pont qui touchoit à la Flandre, à l’autre rivage du côté du Brabant, & ne se blessa qu’un peu à l’épaule en tombant. Pour ce qui est du prince de Parme, on le crut mort ; car comme il étoit prêt d’entrer dans Sainte-Marie, il fut terrassé par le mouvement de l’air, & frappé en même tems entre les épaules & le casque d’une poutre ; on le trouva évanoui & sans connoissance : mais il revint à lui un peu après ; & la premiere chose qu’il fit fut de faire amener promptement quelques vaisseaux, non pas pour réparer la breche du pont, car il falloit beaucoup de tems pour cela, mais seulement pour boucher l’espace que la mine avoit ruiné, afin que le matin il ne parût point à la flotte hollandoise, qu’il y eût de passage ouvert ; cela lui réussit. Les Hollandois voyant des soldats dans toute la longueur du pont qui n’avoit point été ruinée, & dans les bateaux dont on avoit bouché la breche, & entendant sonner de tous côtés les tambours & les trompettes, n’oserent tenter de forcer le passage. Cela donna le loisir aux Espagnols de réparer leur pont ; & quelque tems après, Anvers fut contraint de capituler.

Voilà donc l’époque des machines infernales & de ces mines sur l’eau dont on a tant parlé dans les dernieres guerres, & qui ont fait bien plus de bruit que de mal ; car nulle n’a eu un si bon succès à beaucoup près que celle de Jambelli en eut un au pont d’An-

vers, quoiqu’à ces dernieres l’on eût ajouté des hombes

& des carcasses dont on n’avoit point encore l’usage dans le tems du siege de cette ville. Histoire de la milice françoise.

Pour donner une idée de la machine infernale échouée devant Saint-Malo, on en donne fig. 6. Pl. XI. de fortification, la coupe ou le profil.

B. C’est le fond de calle de cette machine, rempli de sable.

C. Premier pont rempli de vingt milliers de poudre, avec un pié de maçonnerie au-dessus.

D. Second pont garni de six cens bombes à feu & carcassieres, & de deux piés de maçonnerie au-dessus.

E. Troisieme pont au-dessus du gaillard, garni de cinquante barils à cercle de fer, remplis de toutes sortes d’artifices.

F. Canal pour conduire le feu aux poudres & aux amorces.

Le tillac, comme on le voit en A, étoit garni de vieux canons & d’autres vieilles pieces d’artillerie de différentes especes.

« Si l’on avoit été persuadé en France que ces sortes d’inventions eussent pû avoir une réussite infaillible, il est sans difficulté que l’on s’en seroit servi dans toutes les expéditions maritimes, que l’on a terminées si glorieusement sans ce secours ; mais cette incertitude, & la prodigieuse dépense que l’on est obligé d’y faire, ont été cause que l’on a négligé cette maniere de bombe d’une construction extraordinaire, que l’on a vûe long-tems dans le port de Toulon, & qui avoit été coulée & préparée pour un pareil usage ; ce fut en 1688, & voici comme elle étoit faite, suivant ce qu’en écrivit en ce tems-là un officier de Marine.

» La bombe qui est embarquée sur la Flûte le Chameau, est de la figure d’un œuf ; elle est remplie de sept à huit milliers de poudre ; on peut de-là juger de sa grosseur ; on l’a placée au fond de ce bâtiment dans cette situation. Outre plusieurs grosses poutres qui la maintiennent de tous côtés, elle est encore appuyée de neuf gros canons de fer de 18 livres de balle, quatre de chaque côté, & un sur le derriere qui ne sont point chargés, ayant la bouche en bas. Par dessus on a mis encore dix pieces de moindre grosseur, avec plusieurs petites bombes & plusieurs éclats de canon, & l’on a fait une mâçonnerie à chaux & à ciment qui couvre & environne le tout, où il est entré trente milliers de brique ; ce qui compose comme une espece de rocher au milieu de ce vaisseau, qui est d’ailleurs armé de plusieurs pieces de canon chargées à crever, de bombes, carcasses & pots à feu, pour en défendre l’approche. Les officiers devant se retirer après que l’ingenieur aura mis le feu à l’amorce qui durera une heure, cette flûte doit éclater avec sa bombe, pour porter de toutes parts les éclats des bombes & des carcasses, & causer par ce moyen l’embrasement de tout le port de la ville qui sera attaquée. Voilà l’effet qu’on s’en promet : on dit que cela coutera au roi quatre-vingt mille livres ».

Suivant M. Deschiens de Ressons « cette bombe fut faite dans la vûe d’une machine infernale pour Alger ; & celles que les ennemis ont exécutées à Saint Malo & à Dunkerque, ont été faites à l’instar de celle-ci. Mais toutes ces machines ne vallent rien, parce qu’un bâtiment étant à flot, la poudre ne fait pas la centieme partie de l’effort qu’elle feroit sur un terrain ferme ; la raison de cela est, que la partie la plus foible du bâtiment cédant lors de l’effet, cette bombe se trouvant surchargée de vieux canons, de bombes, carcasses & autres, tout l’effort se fait par-dessous