Page:Diderot - Encyclopedie 1ere edition tome 9.djvu/922

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

faire entendre des peuples, ils ont été forcés d’en apprendre la langue, de connoître leurs préjugés pour les combattre, de conférer avec leurs prêtres ; & c’est de ces missionnaires que nous tenons le peu de lumieres sur lesquelles nous puissions compter : trop heureux si l’enthousiasme dont ils étoient possédés n’a pas altéré, tantôt en bien, tantôt en mal, des choses dont les hommes en général ne s’expliquent qu’avec l’emphase & le mystere.

Les peuples du Malabare sont distribués en tribus ou familles ; ces tribus ou familles forment autant de sectes. Ces sectes animées de l’aversion la plus forte les unes contre les autres, ne se mêlent point. Il y en a quatre principales divisées en 98 familles, parmi lesquelles celle des bramines est la plus considérée. Les bramines se prétendent issus d’un dieu qu’ils appellent Brama, Birama ou Biruma ; le privilege de leur origine c’est d’être regardés par les autres comme plus saints, & de se croire eux-mêmes les prêtres, les philosophes, les docteurs & les sages nés de la nation ; ils étudient & enseignent les sciences naturelles & divines ; ils sont théologiens & medecins. Les idées qu’ils ont de l’homme philosophe ne sont pas trop inexactes, ainsi qu’il paroît par la réponse que fit un d’entr’eux à qui l’on demandoit ce que c’est qu’un sage. Ses vrais caracteres, dit le barbare, sont de mépriser les fausses & vaines joies de la vie ; de s’affranchir de tout ce qui séduit & enchaine le commun ; de manger quand la faim le presse, sans aucun choix recherché des mets ; de faire de l’être suprème l’objet de sa pensée & de son amour ; de s’en entretenir sans cesse, & de rejetter, comme au-dessous de son application, tout autre sujet, ensorte que sa vie devient une pratique continuelle de la vertu & une seule priere. Si l’on compare ce discours avec ce que nous avons dit des anciens Brachmanes, on en conclura qu’il reste encore parmi ces peuples quelques traces de leur premiere sagesse.

Les Brames ne sont point habillés, & ne vivent point comme les autres hommes ; ils sont liés d’une corde qui tourne sur le col, qui passe de leur épaule gauche au côté droit de leur corps, & qui les ceint au-dessus des reins. On donne cette corde aux enfans avec cérémonie. Quant à leur vie, voici comme les Indiens s’en expliquent : ils se levent deux heures avant le soleil, ils se baignent dans des eaux sacrées ; ils font une priere : après ces exercices ils passent à d’autres qui ont pour objet la purgation de l’ame ; ils se couvrent de cendres ; ils vaquent à leurs fonctions de théologiens & de ministres des dieux ; ils parent les idoles, ils craignent de toucher à des choses impures ; ils évitent la rencontre d’un autre homme, dont l’approche les souilleroit, ils s’abstiennent de la chair ; ils ne mangent de rien qui ait eu vie : leurs mets & leurs boissons sont purs ; ils veillent rigoureusement sur leurs actions & sur leurs discours. La moitié de leur journée est employée à des occupations saintes, ils donnent le reste à l’instruction des hommes ; ils ne travaillent point des mains : c’est la bienfaisance des peuples & des rois qui les nourrit. Leur fonction principale est de rendre les hommes meilleurs, en les encourageant à l’amour de la religion & à la pratique de la vertu, par leur exemple & leurs exhortations. Le lecteur attentif appercevra une grande conformité entre cette institution & celle des Thérapeutes ; il ne pourra guere s’empêcher, à l’examen des cérémonies égyptiennes & indiennes, de leur soupçonner une même origine ; & s’il se rappelle ce que nous avons dit de Xéxia, de son origine & de ses dogmes, ses conjectures se tourneront presque en certitude ; & reconnoissant dans la langue du malabare une multitude d’expressions grecques, il verra la sagesse par-

courir successivement l’Archipel, l’Egypte, l’Afrique, les Indes & toutes les contrées adjacentes.

On peut considérer les Bramines sous deux aspects différens ; l’un relatif au gouvernement civil, l’autre au gouvernement ecclésiastique, comme législateurs ou comme prêtres.

Ce qui concerne la religion est renfermé dans un livre qu’ils appellent le veda, qui n’est qu’entre leurs mains & sur lequel il n’y a qu’un bramine qui puisse sans crime porter l’œil ou lire. C’est ainsi que cette famille d’imposteurs habiles s’est conservée une grande autorité dans l’état, & un empire absolu sur les consciences. Ce secret est plus ancien.

Il est traité dans le veda de la matiere premiere, des anges, des hommes, de l’ame, des châtimens préparés aux méchans, des récompenses qui attendent les bons, du vice, de la vertu, des mœurs, de la création, de la génération, de la corruption, des crimes, de leur expiation, de la souveraineté, des temples, des dieux, des cérémonies & des sacrifices.

Ce sont les bramines qui sacrifient aux dieux pour le peuple sur lequel on leve un tribut pour l’entretien de ces ministres, à qui les souverains ont encore accordé d’autres privileges.

Des deux sectes principales de religion, l’une s’appelle tchiva samciam, l’autre wistna samciam : chacune a ses divisions, ses sous-divisions, ses tribus & ses familles, & chaque famille ses bramines particuliers.

Il y a encore dans le Malabare deux especes d’hommes qu’on peut ranger parmi les Philosophes ; ce sont les jogigueles & guanigueles : les premiers ne se mêlent ni des cérémonies ni des rits ; ils vivent dans la solitude ; ils contemplent, ils se macerent, ils ont abandonné leurs femmes & leurs enfans ; ils regardent ce monde comme une illusion, le rien comme l’état de perfection ; ils y tendent de toute leur force ; ils travaillent du matin au soir à s’abrutir, à ne rien desirer, ne rien haïr, ne rien penser, ne rien sentir ; & lorsqu’ils ont atteint cet état de stupidité complette où le présent, le passé & l’avenir s’est anéanti pour eux ; où il ne leur reste ni peine, ni plaisir, ni crainte, ni espérance ; où ils sont absorbés dans un engourdissement d’ame & de corps profond où ils ont perdu tout sentiment, tout mouvement, toute idée, alors ils se tiennent pour sages, pour parfaits, pour heureux, pour égaux à Foé, pour voisins de la condition de Dieu.

Ce quiétisme absurde a eu ses sectateurs dans l’Afrique & dans l’Asie ; & il n’est presqu’aucune contrée, aucun peuple religieux où l’on n’en rencontre des vestiges. Par-tout où l’homme sortant de son état se proposera l’être éternel immobile, impassible, inaltérable pour modele, il faudra qu’il descende au-dessous de la bête. Puisque la nature t’a fait homme, sois homme & non dieu.

La sagesse des guanigueles est mieux entendue ; ils ont en aversion l’idolâtrie ; ils méprisent l’ineptie des jogigueles ; ils s’occupent de la méditation des attributs divins, & c’est à cette spéculation qu’ils passent leur vie.

Au reste, la philosophie des bramines est diversifiée à l’infini ; ils ont parmi eux des stoïciens, des épicuriens : il y en a qui nient l’immortalité, les châtimens & les récompenses à venir, pour qui l’estime des hommes & la leur est l’unique récompense de la vertu ; qui traitent le veda comme une vieille fable ; qui ne recommandent aux autres & ne songent eux-mêmes qu’à jouir de la vie, & qui se moquent du dogme fondamental, le retour périodique des êtres.

Ces impies professent leurs sentimens en secret. Les sectes sont au Malabare aussi intolérantes qu’ail-