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NOTICE PRÉLIMINAIRE. 117

Cette humiliation est la seule vengeance obtenue par nos philosophes sur leurs ennemis, aussi imbéciles que malfaisants, si toutefois l’humiliation d’un tas d’ennemis aussi méprisables peut flatter les philosophes. Le gouvernement fut obligé, non sans quelque espèce de confusion, de faire des démarches pour engager M. Diderot et M. d Alembert à reprendre un ouvrage inutilement tenté par des gens qui depuis longtemps tiennent la dernière place dans la littérature… »

Le troisième volume parut avec une préface qui fut sans doute l’couvre collective de Diderot et de d’Alembert, mais qui appartient plus particulièrement à celui-ci, puisqu’il l’a réunie à ses Mélanges.

On put aller ainsi en bataillant, mais sans trop d’encombres, jusqu’en 1757 et jusqu’au septième volume, mais alors, nouvelle crise. On avait trouvé pour les encyclopédistes un ingénieux sobriquet. On les appelait les cacouacs[1]. C’était un avocat, J.-N. Moreau, l’inventeur de cette désignation, qui, sous l’apparence d’une plaisanterie destinée à ridiculiser ceux qu’elle atteignait, n’allait à rien moins qu’à les assimiler à des factieux, à des perturbateurs de la chose publique, et c’est ainsi en effet que tous ceux qui s’en servirent, comme l’abbé de Saint-Cyr (Catéchisme et décisions de cas de conscience à l’usage des cacouacs) et les rédacteurs des Affiches de province, de la Gazette de France, de l’ Observateur hollandais, etc., entendaient la chose. Quoique les rédacteurs de l’ Encyclopédie poussassent parfois la prudence jusqu’à mécontenter Voltaire[2] ; quoique la censure, plus rigoureusement exercée que par le passé, laissât peu d’occasions de scandale, on trouvait le moyen de rendre leur dictionnaire responsable de toutes les hardiesses que la philosophie s’est permises depuis qu’elle existe et on amalgamait avec art les citations tirées de tous les auteurs morts ou vivants pour démontrer les intentions criminelles de ces derniers, les seuls sur lesquels on put avoir prise.

L’année 1758 fut tout entière occupée par ces débats. Les évêques s’en mêlèrent par leurs mandements. Les philosophes eux-mêmes virent leur union se desserrer par la défection de Rousseau, qui prit d’Alembert à partie à cause de l’article Genève. Le 23 janvier 1759, il y eut une assemblée des Chambres au Palais, et le procureur général y dénonça, entre autres ouvrages, l’ Esprit, d’Helvétius, et l’ Encyclopédie.

L’attaque avait été bien conduite, et M. Joly de Fleury, dans son réquisitoire, put s’appuyer sur les brochures et les mandements qui avaient préalablement recherché et rassemblé des textes et des citations, pour démontrer qu’il y avait « un projet conçu, une société formée pour soutenir le matérialisme, pour détruire la religion, pour inspirer

  1. On lit en note, dans le Premier Mémoire sur les Cacouacs : « Il est à remarquer que le mot grec, κάχοζ, qui ressemble à celui des Cacouacs, signifie méchant. »
  2. V. une lettre du 9 octobre 1754.