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Page:Dieulafoy - La Perse, la Chaldée et la Susiane.djvu/140

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offrit de lui laisser les deux oreilles intactes s’il consentait à lui donner le double de la somme promise à l’exécuteur. Le paysan, plein de reconnaissance, se jeta aux genoux du roi et le remercia, croyant que grâce lui était faite et que la demande d’argent était une simple plaisanterie, mais il fut bientôt détrompé et obligé de se plier aux exigences cupides du monarque.

Peu de temps après, Aga Mohammed s’entendit avec un derviche pour exploiter les hauts fonctionnaires de sa cour.

Comme le roi était au milieu d’eux, un mendiant s’avança et implora la charité avec la plus grande humilité. Le souverain l’interroge ; s’apitoie sur ses malheurs, ordonne qu’on lui remette en son nom une somme importante et le recommande chaleureusement à la générosité de ses courtisans. Chacun s’empresse de vider sa bourse dans un pan de la robe du bonhomme, qui sort en témoignant sa reconnaissance.

Le roi se montra inquiet tout le reste de la journée ; enfin, le soir venu, il demanda avec irritation à son intendant si le derviche s’était présenté et, en ce cas, pourquoi on ne l’avait pas introduit : personne ne l’avait vu. « J’ai été indignement trompé : non seulement ce misérable m’avait promis de me rendre mon aumône, mais nous devions partager celles des courtisans. » On fit vainement chercher le derviche ; redoutant la colère de son puissant compère, ce hardi fripon avait pris la fuite.

Malgré sa cruauté et son avarice, Aga Mohammed fut un grand roi : il accrut la puissance de la Perse, l’administra avec sagesse, se montra aussi juste que peut l’être un conquérant oriental fondateur de dynastie, et sut être généreux toutes les fois qu’il s’agit du bien, de la prospérité du pays ou de l’entretien d’une armée qu’il adorait.

A sa mort, Baba khan monta sur le trône sous le nom de Fattaly chah. C’était un prince intelligent et initié dès son jeune Age à la pratique des affaires. Ses armées, d’abord victorieuses dans le Khorassan, prirent Hérat, mais éprouvèrent de grands revers en Géorgie et en Arménie, annexées sous son règne à la Russie.

Fattaly chah a été au commencement de ce siècle indirectement mêlé à notre histoire nationale.

Napoléon, toujours préoccupé de créer des difficultés à l’Angleterre, tenta de déterminer le roi de Perse à lever des armées et à les jeter sur les possessions anglaises des Indes. Dans ce but il envoya a Téhéran une ambassade, conduite par le général Gardanne. Le gouvernement britannique, instruit de cette manœuvre, chargea de son côté le général Malcolm d’acheter la neutralité persane moyennant une rente quotidienne de vingt-cinq mille francs. Le chah traîna en longueur les négociations avec la France, et notre ambassade se décida à quitter l’Iran au bout de plusieurs mois, sans avoir conclu de traité.

A la chute de Napoléon, les Anglais, n’ayant plus rien à redouter de la Perse, cessèrent de payer la pension promise. Fattaly chah, qui avait pris la douce habitude de recevoir ce présent, se plaignit. Les engagements furent niés d’abord, puis le cabinet de Saint-James prétendit que la rente était provisoire ; comme le souverain faisait apporter le traité et en lisait les termes à l’ambassadeur d’Angleterre, celui-ci, disent les Persans, déchira les signatures et les avala.

Le roi passa dans son harem toute la fin de son existence. Il avait sept cents femmes et six cents enfants. On prétend que le nombre de ses descendants s’élève aujourd’hui à plus de cinq mille ; l’état des finances ne permettant pas d’entretenir une famille royale aussi nombreuse, la pauvreté de la plupart des princes du sang est extrême. Quelques-uns même ont été obligés d’entrer comme domestiques dans les grandes familles de Téhéran.

Fattaly chah, successeur d’un souverain chétif et d’aspect féminin, tirait grande fierté de sa large carrure et d’une superbe barbe noire qui s’étalait sur sa poitrine et descendait jusqu’à sa taille ; aussi fit-il reproduire ses traits en bas-reliefs sculptés sur les rochers voisins de