Page:Dieulafoy - La Perse, la Chaldée et la Susiane.djvu/160

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de quatre tours massives flanquant des courtines fort épaisses à leur base, ces ouvrages étaient destinés à compléter un système de défense formidable dirigé contre les invasions venues du Khorassan. Le plus grand d’entre eux et le mieux conservé se trouve dans le village ; il est de forme carrée et construit en matériaux de terre ; l’inclinaison considérable donnée aux parements extérieurs des tours et des courtines rappelle le front des pylônes primitivement élevés en briques crues et auxquels les Égyptiens conservèrent des formes devenues hiératiques quand ils construisirent en pierre les temples de leurs dieux.

La citadelle de Véramine était entourée d’un large fossé et d’un chemin couvert dont on ne retrouve pas de traces dans les autres ouvrages. Les murs, d’origine très ancienne, ont été revêtus d’un parement de briques crues à une époque postérieure à la construction des forts isolés. Il est donc à supposer que la citadelle ne différait en rien des autres kalès, et que les défenses accessoires furent élevées par les Seljoucides ou leurs premiers successeurs afin de rendre imprenable la résidence du gouverneur de la contrée. Le nom de kasr (château) donné au fort semble confirmer cette hypothèse.

17 juin. — La température est très élevée. Bien que le soleil fût près de l’horizon quand nous sommes allés tirer aux cailles et aux alouettes, si nombreuses dans les champs de blé, le vieux Phébus nous a mis en un tel état, que nous avons fait serment de ne plus affronter à l’avenir la chaleur du jour.

À peine de retour au logis, un bruit confus se fait entendre ; des cris, des imprécations retentissent au dehors, et notre habitation, en général si tranquille, est envahie. C’est aujourd’hui que le ketkhoda rend la justice.

L’ourf ou loi coutumière est appliquée par le roi, mais le monarque délègue son autorité à ses lieutenants, aux gouverneurs de province, aux percepteurs d’impôts et aux chefs de village chargés de juger les cas de simple police. Les ketkhodas ont le droit d’infliger de légères punitions, telles que la bastonnade, ou d’imposer des amendes. Si la faute est grave, le coupable doit être conduit devant le gouverneur de la province, dont les pouvoirs sont plus étendus ; toutefois ces hauts personnages ne peuvent condamner à la peine de mort, ce droit étant réservé au chah et, sous la réserve d’une délégation spéciale, aux princes de sang royal. La procédure dans les affaires sans gravité est très simple ; les jugements sont rapidement rendus, mais les frais, nuls en apparence, deviennent souvent très onéreux à cause des pichkiach (présents) que les parties envoient aux juges dans l’espoir de les corrompre.

La cour de la maison du ketkhoda sert de prétoire ; au milieu se trouve une plate-forme carrelée, flanquée à droite et à gauche de deux petits jardins, dont l’un ne forme qu’un énorme bouquet de passe-roses et l’autre une touffe de grenadiers chargés de fleurs. À cinq heures du soir on ouvre un kanot, l’eau inonde le parterre ; un serviteur saisit alors une sébile de bois, arrose la plate-forme, où l’on ne pourrait s’asseoir, tant elle est brûlante, si l’on n’avait soin de prendre cette précaution préliminaire, et, dès que le carrelage est sec et bien balayé, il apporte un tapis de feutre brun et un ballot de couvertures enveloppées dans une toile de coutil. Le ketkhoda descend du talar, s’accroupit sur le feutre, appuie son dos contre les literies et invite le mirza (secrétaire) à s’asseoir à ses côtés. Vis-à-vis du principal juge prennent place deux conseillers, installés comme lui. Des domestiques allument les lalès (candélabres surmontés d’une tulipe de verre destinée à empêcher le vent d’éteindre les bougies), luxe superflu, car la lune ne va pas tarder à paraître et donnera une telle clarté, qu’il ne sera pas besoin de lumière artificielle pour lire et écrire tout à l’aise. Ces préparatifs terminés, les plaignants sont amenés à la barre. Le demandeur parle le premier, développe son affaire dans un discours modéré, entremêlé toutefois de quelques perfides insinuations à l’adresse de son adversaire ; celui-ci garde tout en écoutant une parfaite indifférence