Page:Dieulafoy - La Perse, la Chaldée et la Susiane.djvu/161

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et, quand son tour est venu, plaide avec un calme parfait. La cause est entendue. Le ketkhoda, après avoir consulté ses conseillers, applique la loi et rend un jugement généralement sans appel ; les deux adversaires, se départant alors de leur bonne tenue, se retirent en s’injuriant, et terminent la querelle à coups de poing dès qu’ils ont franchi la porte du jardin.

Les petits procès auxquels nous assistons sont peu variés : ils roulent à peu près tous sur des vols de volailles, ou bien sur l’inexécution de contrats passés entre des propriétaires et des ouvriers engagés à l’année. Ces misérables valets, après s’être fait entretenir tout l’hiver, ont abandonné leur maître au moment de la moisson afin de gagner double paye ailleurs. Les sentences me semblent équitables. Celui qui a volé une poule est condamné a en rendre deux en échange ; s’il n’a pas.de poules, il remettra à la partie lésée quatorze chaïs (quatorze sous), valeur de ces intéressants volatiles. J’étais loin de me douter de ce prix modeste lorsque je réglais les comptes de notre achpaz bachy (cuisinier en chef).

Quant à l’ouvrier qui a manqué à ses engagements, il rentrera chez le maître qui l’a nourri toute l’année ou recevra des coups de bâton : il a le choix.

La séance devient maintenant tout à fait attachante. A l’audience précédente, une cause des plus graves a été appelée : un jardinier du village, nommé Kaoly, est allé, la semaine dernière, porter à Téhéran plusieurs charges de fruits et de concombres. Pu is, ayant repris le chemin de Véramine avec plusieurs collègues, il a eu la maladresse de se laisser voler son vêtement pendant le voyage. Dès son retour au village, Kaoly s’est rendu chez le magistrat pour lui faire part de ses soupçons : « J’ai fait route avec Hezza, Ali, Houssein, Ismaïl et Yaya ; je me suis endormi pendant que les ânes se reposaient, et au réveil j’ai cherché en vain ma belle koledja ; seuls mes compagnons peuvent avoir dérobé cet habit. »

Immédiatement appelés, les paysans sont arrivés fort émus et ont cherché à prouver leur innocence.

Le ketkhoda a ordonné à son mirza de couper cinq jeunes pousses de même longueur à un grenadier, arbre magique comme chacun sait, et a prescrit aux accusés de les rapporter à la prochaine audience. « La branche, a-t-il ajouté, s’allongera entre les mains du coupable. »

Ce soir, tous les assistants attendent avec un vif intérêt la solution de cette affaire. Les cinq prévenus sont introduits, remettent leur pousse de grenadier au juge ; celui-ci les soumet à un examen attentif, puis, prenant la parole : « Yaya, tu es un coquin, tu as volé la koledja. — Grâces soient rendues à Dieu, ce n’est pas vrai ! — Tu mens, puisque tu as coupé un morceau de ta branche, espérant éviter ainsi qu’elle ne devint plus longue que celles de tes compagnons. Kaoly, rends-toi avec un golam (soldat) au domicile de Yaya ; le voleur te rendra ton vêtement et reviendra ensuite recevoir vingt coups de bâton. »

Sur cette juste sentence, la séance est levée, on ferme les portes, et le ketkhoda, afin de réparer ses forces, fait apporter le dîner. Après avoir vu Thémis dans tout l’appareil de sa gloire, nous allons l’admirer dépouillée de prestige et mangeant avec ses doigts.

Les serviteurs placent sur le sol un madjmoua (plateau circulaire de la grandeur d’une table) ; les plats posés au milieu sont peu nombreux, mais d’aspect réjouissant.

Au centre s’élève une volumineuse montagne de pilau mêlé d’herbes fines, de courges coupées en morceaux, et accompagné de lait aigre ; des croquettes de mouton font pendant à des volailles nageant dans une sauce destinée à humecter le riz ; entre ces deux plats on a disposé, d’un côté, une pile de concombres, et, de l’autre, des couches de pain minces comme des crêpes, superposées sur vingt ou trente épaisseurs. Les verres, les assiettes, les couteaux,