Page:Dieulafoy - La Perse, la Chaldée et la Susiane.djvu/168

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apporté à dos de mulet dans de grandes sacoches de poil de chèvre ; d’autres villageois ont amené des ânes chargés de poules attachées au bât par les deux pattes ; les femmes de tribu, à peu près dévoilées, mais fort sauvages, offrent aux passants des œufs ou des cucurbitacées ; enfin, un peu plus loin, se trouve l’important marché aux bestiaux, où l’on vend des moutons de tout âge, des chèvres et de ravissants petits ânes gris zébrés de noir. Quelques bergers descendus des montagnes qui forment le bassin de la mer Caspienne se sont étendus à l’ombre d’un mur de terre. Leurs traits durs et leur peau noire rappellent ceux des tribus turcomanes originaires d’Astérabad ; ils sont vêtus d’une koledja de coton vert pomme, coiffés d’un kolah de drap brun et tiennent à la main le bâton des pasteurs.

Chaque jour nous constatons avec surprise des analogies d’habitudes et des similitudes de caractère entre les paysans persans et les habitants de nos villages méridionaux. Ce sont,avant de traiter une affaire, les mêmes cris, le même marchandage, la même manière chez l’acheteur de relever ses manches et de soulever l’un après l’autre chaque mouton afin de connaître son poids, le même système de déprécier la valeur des animaux qui lui plaisent le plus, la même habitude du vendeur de demander le triple de la valeur de sa bête alors que l’acheteur en offre le quart, et que tous deux savent à cinq centimes près à quel prix ils s’accorderont. Enfin, toujours comme dans nos campagnes, quand l’achat est conclu, les deux parties se donnent la main et ratifient ainsi leurs conventions verbales.

L’existence est fort douce à Véramine. L’achpaz bachy (cuisinier en chef) tire un parti sortable de nos approvisionnements, et tous les matins, au retour de nos longues excursions, nous trouvons le logis frais et la table chargée d’abricots, de prunes et de magnifiques cerises. Le soir, quand, après le coucher du soleil nous rentrons les poches pleines de cailles et de geais bleus tués dans les champs et les vergers, il prépare de délicieux kébabs assaisonnés de verjus. Sur ses conseils nous nous sommes décidés à boire du maçt (lait fermenté), auquel nous avions préféré jusqu’ici l’eau, certainement malsaine par les fortes chaleurs. Depuis cette innovation très goûtée de Marcel, le maçt entre sous toutes les formes dans nos aliments : maçt à la soupe, maçt dans les verres, maçt partout,et malgré cet abus nous apprécions tous les jours davantage ce délicieux laitage.

À l’heure où le soleil s’abaisse sur l’horizon, j’ai détaché le rideau noir placé devant la porte et je suis allée me promener au jardin. Ma surprise a été extrême en me sentant brûlée par une brise de feu. Le ciel est pourpre, et sur le désert le vent va se lever. Je monte sur la terrasse ; le spectacle est étrange et terrible tout à la fois : on sent qu’un trouble grave va se produire dans les éléments.

Le village, que domine la haute tour seljoucide surmontée d’un toit pointu semblable à ceux qui devaient recouvrir autrefois la tour de Narchivan, est encore dans le calme, mais la teinte sombre des feuilles paraît se décomposer ; les terrasses plates ou les coupoles de terre revêtent une couleur cuivrée, l’air est lourd, étouffant ; de tous côtés les troupeaux de vaches ’et de moutons, poussés par l’instinct de la conservation, accourent s’abriter dans le village ; les bergers excitent les animaux retardataires, les chassent devant eux à grands coups de fouet, tandis que les chiens, abandonnant leurs maîtres, se précipitent vers le chenil de toute la vitesse de leurs jambes.

Bientôt la couleur du ciel se modifie ; de rouge sang elle devient violette ; enfin de grands nuages noirs pareils aux tourbillons de fumée d’un incendie gigantesque s’élèvent dans les airs. Véramine est à plus de quinze kilomètres de la steppe, et cependant quelques minutes suffisent pour apporter jusqu’ici un violent courant d’air. Je descends au plus vite de la terrasse afin de ne pas être renversée par le tourbillon ; les serviteurs crient à tue-tête de fermer les portes ; je suis leur conseil, et à peine ai-je eu le temps de barricader les