Page:Dieulafoy - La Perse, la Chaldée et la Susiane.djvu/169

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ouvertures, qu’un ouragan terrible semble vouloir écraser la terrasse. Quelques instants se passent ; j’entr’ouvre la porte : il fait presque nuit, et du ciel tombe une pluie de sable fin. Peu à peu le jour revient, l’ouragan est passé ; mais quel désastre a subi le pauvre jardin ! Les grenadiers, qui ont le plus vigoureusement supporté la tourmente, sont tout gris ; leurs fleurs fanées et leurs fruits gisent à terre mêlés au sable ; on n’aperçoit même plus les passe-rose, renversées dès le premier coup de vent. De tous côtés les branches d’arbres cassées, les feuilles arrachées, les ustensiles de ménage oubliés sur les terrasses, jonchent le sol. Quelques paysans sortent de leurs maisons, constatent les dégâts et se lamentent en voyant les abricotiers dépouillés de leurs fruits ; d’autres se félicitent d’avoir terminé la moisson : si l’ouragan avait surpris le blé encore debout, les épis, chauffés par le soleil, se seraient égrenés en se heurtant les uns contre les autres, et la récolte eût été perdue.

Les suites de la tourmente auraient pu être désastreuses. La plaine de Véramine alimentant presque exclusivement la capitale, Téhéran sera réduit à la famine quand, après un cataclysme atmosphérique, l’eau viendra à manquer, ou lorsque les sables du désert recouvriront les champs de leur couche stérile. Dans ce pays privé de canaux, de routes et de chemins de fer, une grande ville est à la merci de la fertilité des contrées voisines.

Le ketkhoda est allé hier à la ville ; son premier domestique s’appuie ce soir sur la pile de couvertures et s’apprête à rendre la justice avec le sérieux et la dignité de Sancho Pança. Un boulanger est introduit. 11 vient se plaindre de n’avoir pas été payé depuis longtemps par un de ses clients.

« Aga, ajoute-t-il en terminant, cet homme prend tous les jours sa provision de pain chez moi ; vous comprenez quelle serait ma perte si vous ne l’obligiez pas à acquitter sa dette. Sa conduite est d’autant plus scandaleuse et d’un mauvais exemple dans le village, qu’il se vante de jeter une partie de ma marchandise.

— Combien de pains achètes-tu chaque jour ? a demandé le juge au paysan.

— Six.

— Qu’en fais-tu ?

— J’en garde un, j’en rends deux, je prête les deux autres et je jette véritablement le dernier.

— Explique-toi et ne te joue pas de mon autorité.

— C’est bien simple ; j’ai dit : « je garde un pain o, je le mange ; « j’en rends deux), , je les donne à mon père et à ma mère ; « j’en prête deux autres », ceux-ci sont destinés à mes enfants ; « celui que je jette » est la part de ma belle-mère. »

Le juge a souri d’un air protecteur et a promis au paysan de songer à lui. Mais voici bien une autre affaire. Quel motif amène notre tcharvadar devant le tribunal ?

C’est bien le garçon le plus bête qu’ait vu naître la Perse. Les serviteurs du ketkhoda lui jouent toute espèce de mauvais tours, l’envoient chercher de l’eau à l’heure de la sieste, l’expédient au bazar demander de la graisse de genou de cigogne pour frictionner un de ses mulets boiteux, et rient ensuite de sa complaisance et de sa sottise.

Hier je l’ai entendu se quereller avec des paysans ; ce soir on profile de l’absence du ketkhoda et on l’engage à se plaindre à son suppléant.

« J’ai prêté à Houssein la corde toute neuve qui me sert à attacher la paille de mes chevaux, raconte-t-il en larmoyant et aujourd’hui, quand j’ai voulu la réclamer, il m’a répondu :

— Mon bon ami, je suis désolé de ne pouvoir te la rendre : je l’ai étendue dans mon grenier et j’ai mis de l’orge à sécher dessus. »

Là-dessus l’audience a été levée au milieu des explosions d’une folle gaieté. Il est intéressant de constater la différence de caractère qui existe entre les Arabes, géné-