Page:Dieulafoy - La Perse, la Chaldée et la Susiane.djvu/170

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lement sérieux et calmes, et les Persans, pleins d’humour et d’entrain. La gravité des grands personnages est plus étudiée que réelle, et les facéties les plus excentriques ont toujours du succès quand elles sont spirituelles ; le roi et ses femmes n’échappent pas plus que les gens du peuple à la contagion générale et se laissent aller de temps en temps a satisfaire leurs plus drolatiques fantaisies.

Nasr ed-din n’a-t-il pas exigé cet hiver qu’un de ses ministres, obèse comme un Turc, patinai sur un des bassins glacés du palais, afin de se réjouir au spectacle de ses chutes et de ses cabrioles ?

Dernièrement, une des femmes les plus puissantes de l’andéroun royal, peu enthousiaste de l’intrusion d’officiers européens dans l’armée persane, a fait peindre sur sa robe une multitude de soldats vêtus à la dernière mode. A la première visite du chah, elle s’est allongée et s’est roulée sur les tapis.

« Quelle mouche te pique ? a demandé le roi surpris.

— Boussole de l’univers, successeur d’Alexandre, roi des rois, vois donc le cas que je fais de ton armée farangui », a répondu la princesse en riant aux éclats. « 

Quel est le plus grand monarque, de chah Abbas ou de moi ? demandait l’autre jour Nasr ed-din à son entourage.

— Chah Abbas fut un glorieux conquérant, mais Votre Majesté l’emporte en puissance et en générosité sur Darius et Alexandre lui-même.

— Vous vous trompez : chah Abbas fut plus habile que moi, car il sut se garder des imbéciles et des fripons faits à votre image. »

20 juin. — Depuis une semaine nous avons parcouru le territoire de Véramine, remettant à la fin de notre séjour une excursion au célèbre imamzaddè Jaffary, dont parlent avec respect tous les paysans. Il est situé à trois farsakhs (dix-huit kilomètres) du village.

Nous sommes partis ce matin à deux heures. Au jour, grâce à la limpidité de l’air, j’aperçois un point bleu sur une colline très éloignée : c’est la coupole de l’imamzaddè ; dès lors, sûrs de la direction à suivre, nous abandonnons notre intelligent tcharvadar, enlevons au galop des chevaux bien reposés, et entrons bientôt dans un joli hameau groupé autour d’une mosquée entourée de cyprès qui rappellent les arbres magnifiques des cimetières d’Eyoub ou de Scutari.

Le sanctuaire date de chah Abbas, le site est ravissant, mais, au point de vue architectural, l’édifice n’a rien de bien remarquable.

En route nous nous sommes décidés à partir ce soir même pour Téhéran. Tous les préparatifs achevés, les khourdjines et les mafrechs chargés sur les mulets, nous avons quitté à regret l’hospitalière maison du ketkhoda.

21 juin. — Vers deux heures du matin, notre petite caravane arrive sans encombre aux ruines de Reï. Comme les portes de Téhéran sont fermées la nuit, les domestiques nous engagent à attendre le jour dans de jolis jardins, où l’on donne à toute heure le thé, le kalyan et un gîte au voyageur.

On frappe, la porte s’ouvre, les chevaux sont enfermés, et l’hôte s’empresse de nous choisir un logis. Après avoir allumé sa lampe, il me prie de le suivre et se dirige vers l’intérieur du jardin. Arrivé sur une petite esplanade soigneusement battue, il pose sa lumière et s’apprête à se retirer.

« Avant d’aller chercher le thé, lui dis-je, donnez-moi une chambre où je puisse déposer mes armes et dormir en toute tranquillité. »

L’hôte reprend sa lampe et me conduit alors tout au bout du jardin, sur une nouvelle terrasse, entourée d’arbres au pied desquels coule en murmurant une eau fraîche et