Page:Dieulafoy - La Perse, la Chaldée et la Susiane.djvu/184

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un galamdan. Le second rang est acquis au nazer (majordome). Il gourmande les serviteurs paresseux ou maladroits et transmet les ordres au nombreux personnel de domestiques qui vivent auprès d’un grand personnage. Le nazer doit toujours avoir à sa disposition, quelle que soit la durée de la promenade de son maître : un abdar préposé au soin de préparer les boissons telles que le thé, les sorbets et le café ; un kaliadjï qui bourre et allume la pipe, véritable vestale à moustaches, également chargé d’entretenir dans un fourneau accroché a l’arçon de la selle le brasier sacré où il puise suivant les besoins des charbons incandescents ; et enfin le kebabchi auquel est réservé l’honneur de faire rôtir des brochettes de mouton, toujours préparées.

Il ne faudrait pas faire à ce dernier personnage l’injure de le confondre avec les cuisiniers, vile engeance dont la personnalité occupe dans la hiérarchie des domestiques un rang tout à fait inférieur. Tout kebabchi peut aspirer au ministère, tandis qu’un gâte-sauce ne s’élèvera jamais au-dessus de ses marmites à pilau.

Chacun de ces serviteurs emporte à cheval une trousse renfermant les ustensiles qui lui sont utiles pour remplir convenablement les devoirs de sa charge, et rien n’est organisé d’une manière plus pratique que les poches à samovar de l’abdar, les fontes remplies d’eau fraîche du kaliadji, et les havresacs ou valises de cuir fixés sur le trousscquin de la selle du kebabchi.

Les présentations faites, les deux troupes se massent derrière nous. Bientôt j’aperçois l’enceinte fortifiée de Saveh.

La ville est bâtie dans une plaine très basse, sur l’emplacement d’un lac qui se dessécha à la naissance de Mahomet, assurent les légendes. À quel travail destructeur s’est donc livré le ciel pour célébrer la naissance de son prophète bien-aimé ! Si l’on passe devant une antique coupole ruinée, au bord d’une rivière tarie ou d’un lac com blé, c’est toujours à cette époque bénie qu’il faut faire remonter la date de tous ces accidents ! il n’est pas jusqu’à l’arc de Ctésiphon lui-même qui n’ait, tremblé jusqu’à la base à ce joyeux avènement !

Une multitude de ferachs adossés aux premières maisons de la ville se lèvent à notre approche ; ils se rangent sur deux files et prennent les devants en faisant le moulinet avec leurs gourdins afin d’éloigner la foule avide de voir de près les Européens placés en tête du cortège. « Borou (va-t’en), bepa (prends garde), khabarda (attention) », hurlent à tue-tête les hommes d’escorte. À mesure que nous avançons, la population s’écarte devant les hâtons, mais ne semble pas nous témoigner des sentiments bien sympathiques. Cet accueil ne doit pas nous surprendre : le général ne vient-il pas réclamer les impôts perçus plus ou moins légalement par le gouverneur ?

Les extorsions financières sont d’autant plus fréquentes en Perse qu’il n’y a ni cadastre ni répartition officielle des taxes. Le gouverneur est libre de fixer les redevances, de les percevoir à son gré, et ne trouve à son arrivée dans une province ni registres ni indications qui puissent le guider. C’est à lui de faire espionner ses administrés et de proportionner ses exigences à leur fortune. Aussi les Persans crient-ils toujours misère et, par prudence, préfèrent-ils souvent enterrer leur argent que de l’employer à améliorer leurs terres ou à favoriser des entreprises commerciales, bien que le taux de l’intérêt soit considéré comme honnête et légal jusqu’à vingt-cinq pour cent.

À l’instant où le cortège arrive devant le palais, les ferachs s’écartent ; un homme se précipite sous les naseaux de nos chevaux et décapite d’un seul coup de hache un énorme mouton noir. La tête de la victime roule d’un côté, le corps tombe de l’autre ; la section a été faite avec une sûreté de main surprenante. L’usage de souhaiter la bienvenue en offrant un holocauste remonte en Perse à l’antiquité la plus reculée. Le général applaudit d’un signe de tête à l’adresse du sacrificateur, descend de cheval et gravit les marches d’une estrade bâtie