Page:Dieulafoy - La Perse, la Chaldée et la Susiane.djvu/191

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et du mortier : la rivière impétueuse a balayé comme paille d’aussi insignifiants obstacles.

En descendant du barrage on laisse sur la gauche une petite construction en briques cuites surmontée d’une coupole en partie ruinée. C’est le tombeau de l’architecte qui conçut le projet grandiose de cet ouvrage, mais ne sut pas en diriger l’exécution. Il habitait, dit la tradition, le village où nous avons été tentés nous-mêmes de nous installer ; quand on vint lui apprendre que les eaux s’étaient frayé un passage au-dessous de la digue qu’il avait édifiée avec tant de peine, il monta à cheval et partit au galop, mais, au moment où ses yeux purent distinguer la rivière s’écoulant torrentueuse dans son ancien lit, il tomba frappé d’une congestion cérébrale. On l’enterra sur la place même où son corps fut trouvé.

27 juillet. — Notre existence est encore plus dure ici qu’à Saveh. La chaleur est intolérable, les tarentules pullulent, les approvisionnements touchent à leur fin, et tout l’arak destiné à couper l’eau a été absorbé par l'ousta (maître maçon), sous prétexte qu’il n’y a pas plus de péché dans une bouteille que dans un verre.

28 juillet. — J’ai trop bien dormi cette nuit ; si j’avais un peu mieux fait ma cour aux étoiles, je ne souffrirais pas aujourd’hui d’une blessure qui commence déjà à suppurer.

Le soir nous montons sur la terrasse avec une échelle ; l’emplacement où doivent être étendues les paillasses est soigneusement balayé afin d’en chasser les scorpions ou les tarentules, puis les serviteurs apportent le ballot contenant les lahafs et visitent à leur tour ces couvertures. Que s’est-il passé hier ? Nos lits ont-ils été posés un instant à terre ? C’est probable, car j’ai été mordue au pied cette nuit. La douleur n’a pas été vive, je me suis à peine réveillée et n’ai même pas pensé à me cautériser. Au jour la blessure est déjà enflammée, c’est à peine si je puis marcher. Je ne saurais cependant, à l’exemple de saint Siméon Stylite, qui passa, je crois, vingt-deux ans sur un pilier, finir mes jours sur cette terrasse ; il faut d’ailleurs que j’arrive à la tente du général, où, si j’en crois mes pressentiments, j’assisterai à une bonne comédie.

Marcel a relevé le plan de la digue, qui, à part ses fondations vicieuses, est d’une solidité à toute épreuve ; il a grossièrement nivelé la vallée en amont de manière à connaître la quantité d’eau emmagasinable, et va interroger aujourd’hui le maître maçon chargé de lui faire connaître le prix des bois, de la main-d’œuvre et des matériaux, documents nécessaires à l’établissement du devis estimatif. Le général et l’ousta attendent avec une impatience non dissimulée le résultat de cette conférence.

Ce dernier prend la parole et fait ses comptes de telle sorte que le prix de revient de tous les travaux est ici deux fois plus cher qu’en France ou en Angleterre, bien que le salaire journalier d’un bon ouvrier persan atteigne à peine un franc cinquante et que les matériaux soient en partie à pied d’œuvre.

Marcel, pris de dégoût, coupe court à l’entretien et déclare aux deux hommes de confiance du prince que, ne pouvant se baser sur des renseignements erronés, il enverra le projet d’Ispahan et se fixera pour faire ses calculs sur la moyenne des prix de France : le naieb saltanè se débrouillera comme il lui plaira. Cette réponse n’est pas du goût du général. Le guerrier se retire sans mot dire, mais, sous prétexte d’intolérables douleurs d’entrailles, il refuse de se mettre à table et finit même par déclarer que le mauvais état de sa santé le met, a son grand regret, dans l’impossibilité de nous accompagner plus longtemps et le force à regagner au plus vite Téhéran. En conséquence, notre départ est fixé à ce soir.

Je donne l’ordre de charger nos mulets, quand on vient m’apprendre que le général, afin de réaliser une petite économie, a renvoyé depuis quatre jours ces animaux à Téhéran. On pourrait bien aller chercher des bêtes à Saveh, mais le Ramazan commence après-demain : les khaters arriveraient au début de la fête, et les muletiers se refuseraient certainement à entreprendre un voyage pendant les trois premiers jours de ce mois béni. Pour conclure,