Page:Dieulafoy - La Perse, la Chaldée et la Susiane.djvu/192

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Abbas Kouly khan nous engage à faire charger les mafrechs et les appareils sur un vieux chameau incapable de faire plus de dix-huit kilomètres par jour, ou de diviser les colis en paquets de quarante kilogrammes, que l’on disposera sur de petits ânes gros comme des chiens. Ce dernier parti est encore le plus sage. Montés sur des chevaux de selle que nous avons eu le bon esprit de toujours conserver auprès de notre cabane, nous disons adieu sans regret à la triste plantation de grenadiers, et prenons la direction de Koum, accompagnés d’un soldat d’escorte, et suivis de la minuscule caravane de bourricots.

31 juillet. — Quelle terrible nuit nous avons passée ! Je ne me souviens pas d’avoir éprouvé de ma vie semblable fatigue. Les ânes, malgré toute leur bonne volonté, ne pouvaient suivre le pas rapide des chevaux et nous condamnaient à de perpétuels arrêts. Nos efforts étaient impuissants à retenir de vigoureuses hôtes au repos depuis quatre jours. Vers minuit, vaincus par la fatigue accumulée à Saveh, tombant de sommeil, nous nous sommes endormis tous deux, la poitrine appuyée sur l’arçon des selles et les mains accrochées aux crinières des chevaux. Au réveil nous étions seuls avec Houssein, le soldat d’escorte. J’ai secoué ce brave homme et lui ai demandé s’il se sentait capable de nous conduire à l’étape. « C’est la première fois que je viens dans ce pays, m’a-t-il répondu, je ne puis connaître le chemin ; mais soyez sans inquiétude : nous ne pouvons être perdus, car les chevaux se sont dirigés seuls ; nous avons pris les devants, la caravane ne nous rejoindra pas avant une heure. » Alors nous avons mis pied à terre, et, la tête posée sur nos casques en guise d’oreiller, nous avons repris le somme interrompu. Au petit jour quelle a été ma surprise, en ouvrant les yeux, de constater que j’étais étendue sur un sol couvert de cailloux ! Marcel ne s’est pas montré plus douillet, et tous deux avons éprouvé la même sensation de bien-être quand nous nous sommes allongés il y a deux heures sur ce lit offert gratis à tous les voyageurs.

Tout à coup j’entends un bruit de grelots : ce sont les âniers ; ils nous engagent à remonter au plus vite à cheval. Le manzel (logement rencontré à la fin d’une étape) ne doit pas être loin : Avah, nous a-t-on assuré hier, est à huit heures de marche de la digue. J’interroge les guides ; ces braves gens m’avouent qu’ayant passé une partie de la nuit à nous chercher, ils se sont perdus à leur tour ; peut-être en marchant rencontreront-ils quelque indice de nature à les remettre dans la bonne direction. Marcel consulte la boussole et donne l’ordre aux tcharvadars de se diriger vers le sud-est. Une heure après avoir pris cette orientation, nos hommes aperçoivent à l’horizon des pans de murs de villages ruinés. Leurs visages se rassérènent, ils sont sûrs maintenant d’arriver ce matin à l’étape.

J’éprouve à cette nouvelle une véritable satisfaction ; la lutte avec ma monture et le repos sur un lit de cailloux m’ont brisé l’épine dorsale et moulu les jambes, la plaie de mon pied s’est largement ouverte : je suis à bout de forces et de courage.

Enfin, treize heures après notre départ de Saveh, les guides me montrent l’enceinte d’Avah. C’est le repos ! c’est la fraîcheur ! Par un dernier effort je pousse mon cheval et j’arrive enfin devant la porte du bourg. Des vieillards, à la barbe teinte en rouge, sont assis sur des bancs de terre et nous indiquent, en fait de logis, une petite place, située hors du village et plantée d’arbres trop jeunes encore pour donner de l’ombrage. La perspective de passer toute la journée en plein soleil est peu séduisante. Nous aurions bien été forcés de nous contenter de ce pitoyable manzel si les paysans, en s’informant auprès d’Houssein du but de notre voyage, n’avaient appris de sa bouche que les Français étaient de savants ingénieurs et venaient de visiter la digue de Saveh afin d’indiquer au chah le moyen de la réparer. A cette nouvelle, les vieillards se lèvent, nous interrogent avec anxiété ; et, quand Marcel leur affirme qu’il suffit de la bonne volonté royale pour donner de l’eau