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Le pavillon d’hiver est semblable à celui que je viens de décrire, sauf les chambres obscures, inutiles pendant la mauvaise saison.

Telle est, en peu de mots, la description fidèle de l’andéroun d’une puissante princesse. C’est une pauvre demeure pour la femme de l’un des plus riches seigneurs de Perse, mais c’est un paradis pour de malheureux voyageurs.

4 août. — La ville, ornée autrefois de plus de deux cents tombeaux, mais aujourd’hui aux trois quarts ruinée, est d’une telle étendue, que nous avons dû la visiter à cheval. Elle est d’origine fort ancienne, disent les historiens, qui font remonter sa fondation à l’année 203 de notre ère. Les habitants, très fanatiques, ont été de tout temps attachés aux croyances chiites, apportées par le fils d’Abd Allah ben Sad, ancien élève du séminaire de Koufa. Le tombeau de Fatma, fille de l’imam Hezza, contribue à augmenter encore la dévotion des habitants et le zèle des prêtres.

Ce célèbre imamzaddè est précédé d’une immense nécropole aux pierres tombales si rapprochées qu’elles recouvrent la terre comme le ferait un dallage. Outre les reliques plus ou moins authentiques de la petite-fille de Mahomet, placées sous le dôme, on conserve dans les bâtiments isolés les restes mortels de Fattaly chah et du père et de la mère de Nasr ed-din. En raison de ce dépôt sacré Sa Majesté tient en grand respect le sanctuaire, et en a fait redorer la coupole à ses frais.

Après le coucher du soleil, le gouverneur nous fait demander de le recevoir. Marcel s’étant empressé de répondre que nous désirions le devancer, dix porteurs de fanous (lanternes vénitiennes) se présentent et nous conduisent au biroun. Mirza Mehti khan est assis sous un porche en compagnie d’un grand nombre de mollahs et d’officiers. A notre approche les prêtres se retirent, et le prince nous accueille avec la plus parfaite affabilité. Il s’informe du but de notre voyage, me demande si je me trouve bien dans l’andéroun, et finit par m’offrir, avec une certaine contrainte, de m’envoyer du vin.

Il serait bien tentant d’accepter sa proposition et d’abandonner pendant quelques jours l’usage du lait aigre.

« Nous ne buvons jamais de boissons alcooliques, Au moins en été », répond cependant Marcel avec sagesse. A ces mots, la figure du gouverner se rassérène. Notre discrétion vient de le tirer d’un bien mauvais pas. Voit-on dans quel embarras il se fut trouvé, lui qui défend l’usage des liqueurs fermentées à cause du voisinage du tombeau de Fatma et fait bâtonner tout individu surpris en tête-à-tête avec une bouteille de vin, s’il eût dû faire sortir de ses caves le liquide prohibé ?

5 août. — Malgré la chaleur nous sommes ici dans un véritable pays de cocagne. Comme les fortunes sont diverses ! Étions-nous en assez piteux état il y a huit jours à peine ! Mon pied, cautérisé deux fois, est à peu près dégonflé ; j’ai pu aujourd’hui passer plusieurs heures aux tombeaux des Cheikhs.

Ces trois grandes tours de l’époque mogole sont placées au milieu de jardins plantés de grands arbres : les dallages et les boiseries ont disparu, mais les charmantes ornementations stuquées qui décorent les tympans des portes ogivales sont en bon état de conservation.

Le pèlerinage aux tombeaux des Cheikhs clôturera nos excursions suburbaines ; rien ne nous retenant plus à Ivoum, nous avons pris le parti de continuer notre voyage et de nous joindre à la première caravane qui se dirigera vers Kachan.

En l’honneur de notre dernière visite, le prince a organisé une ravissante fête de nuit. Au milieu d’un jardin brillamment éclairé s’ébat un troupeau de gazelles apprivoisées,tandis qu’une cage enveloppée d’un voile noir est suspendue aux branches d’un arbre. Un serviteur la découvre, le rossignol qu’elle renferme se réveille : ébloui par la vive clarté des lumières, et croyant