Page:Dieulafoy - La Perse, la Chaldée et la Susiane.djvu/215

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« Le clergé de kachan et les habitants eux-mêmes sont très tolérants, me répond-il : un chrétien n’a jamais été maltraité dans nos murs. Vous feriez bien cependant de vous abstenir d’entrer dans les mosquées tant que l’imam djouma ne vous en aura pas donné l’autorisation : cet excellent homme vous accordera cette faveur sans aucune difficulté, et vous serez ainsi à l’abri des insultes des fanatiques. »

Il serait imprudent de ne point tenir compte des sages conseils de notre cicérone ; l’ardeur du soleil nous engage d’ailleurs à rentrer au plus vite.

10 août. — Le gouverneur, en réponse au message qui lui annonce notre arrivée, vient d’envoyer, pendant notre absence, un superbe pichkiach (cadeau), composé de quatre charges de pastèques, de melons, de pêches et d’abricots, et de deux ravissants petits agneaux : l’un blanc avec les pattes, le museau et les cornes noirs, l’autre immaculé comme la neige de l’Ararat ; en échange il nous fait demander de faire sa photographie équestre. Cette manie, particulière à tous les grands personnages persans, nous inquiète. Cependant comment refuser de satisfaire le caprice de ces grands enfants qui nous accueillent avec tant de courtoisie et peuvent nous faciliter l’entrée des monuments religieux et des sanctuaires les plus vénérés ? Le rendez-vous est fixé à deux heures avant le coucher du soleil. Vers le soir j’aperçois le cortège qui débouche sur la route, par la porte du bazar aux cuivres.

Le gouverneur, entouré de ses familiers, arrive à la station ; auprès de son beau cheval noir marchent à pied un mirza et des officiers d’ordonnance précédés d’une nombreuse troupe de domestiques armés de bâtons ; enfin un écuyer porte respectueusement sur l’épaule la superbe housse en mosaïque de drap que les grands dignitaires ont seuls le droit de faire jeter sur leurs chevaux dès qu’ils mettent pied à terre.

Le hakem est âgé d’environ quarante ans. Sa large carrure, son teint brun et ses traits vulgaires indiquent a première vue son origine. Il est fils d’un savetier de Téhéran et doit son élévation à la protection de sa sœur Anizeh Dooulet, la favorite de Nasr ed-din chah.

La grande fortune de cette femme est due à un singulier hasard.

Partant un jour pour la chasse, le roi rencontra au bazar une jeune paysanne portant une cruche d’eau sur la tête. L’éclat des yeux et la vivacité de la physionomie de cette enfant firent une si profonde impression sur l’esprit de Nasr ed-din, qu’il ordonna de la conduire au palais et ne tarda pas à contracter avec elle une union emphytéotique de quatre-vingt-dix-neuf ans.

À ce propos il est intéressant de rappeler que les Chiites sont, comme les Sunnites, autorisés à divorcer dans divers cas, réglés par une loi fort accommodante, et qu’ils peuvent même s’unir en justes noces à l’année, au mois ou même à l’heure.

Les femmes épousées dans les formes ordinaires ne doivent se donner un nouveau maître que trois mois après la rupture de leur premier mariage, tandis que les beautés faciles liées par une union temporaire ont le droit de convoler tous les vingt-cinq jours. Il ne faudrait pas croire que ces accouplements n’aient aucune sanction légale : les mollahs les encouragent et leur donnent même, à raison de vingt-cinq à trente sous pièce, une consécration pieuse. Le clergé persan n’est pas exigeant : « Gagner peu, mais marier beaucoup », telle est sa devise. Tous les enfants nés de ces unions sont légitimes et ont droit à l’héritage paternel.

Les mariages à l’heure sont fréquents dans les villages. Les paysans, à l’arrivée d’un grand personnage ou des princes, se prêtent sans aucun scrupule à des combinaisons qui leur valent toujours un beau présent et peuvent quelquefois, si leur fille ou leur sœur est intelligente et adroite, les amener à de hautes situations. Tel est le cas du gouverneur de Kachan.

Sa sœur Anizeh Dooulet, douée d’une gaieté, d’un entrain extraordinaires, d’un esprit brillant et caustique, quoique vulgaire, prit bientôt le pas sur les femmes légitimes et ne tarda pas à occuper la première situation de l’andéroun royal. Avec la facilité d’assimilation que possèdent