Page:Dieulafoy - La Perse, la Chaldée et la Susiane.djvu/224

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

notre patience pendant tout notre séjour à Kachan. Marcel, d’une voix impérieuse, ordonne à nos serviteurs de se rendre immédiatement au palais et de porter plainte au gouverneur ; puis, avec l’air digne et fier des gens certains de se faire rendre justice, nous sortons du bazar, suivis d’une nuée de gamins. Ces mauvais drôles, interprètes fidèles des sentiments de la population, font des cabrioles autour de nous, sans oublier de nous traiter de « chiens », de « fils de chiens », de « fils de père qui brûle aux enfers », dès qu’ils ont repris la position verticale et l’usage de jambes habiles à les mettre à l’abri de justes représailles.

A peine sommes-nous de retour au télégraphe, que le principal mirza du palais se présente tout effaré. Le hakem a appris avant l’arrivée de nos serviteurs l’incident du bazar : la caravane cause première de toute cette désagréable affaire escortait sa propre femme, qui rentrait à Kachan après une absence de quelques jours ; comme son escorte, elle ignorait par conséquent l’arrivée de deux savants faranguis.

L’Excellence nous prie d’excuser la brutalité des ferachs ; elle nous informe en même temps que, désireux de réparer la juste humiliation ressentie par des personnes de notre qualité, elle a donné l’ordre de bâtonner les domestiques, et nous invite même à venir assister à l’exécution, espérant en cela nous être agréable. On n’est vraiment pas plus gentleman. Satisfaits de ces explications, nous déclarons l’intervention du bâton superflue et faisons demander la grâce des coupables.

L’aventure ne s’arrête pas là : à la tombée de la nuit, une servante musulmane se présente et demande à me parler.

« En arrivant au palais, me dit-elle, ma maîtresse a demandé le nom des deux Faranguis dont la présence avait arrêté un moment sa marche devant la mosquée Meïdan. Apprenant que l’un de ces photographes était une dame, elle a témoigné l’intention de faire faire son portrait. Le hakem a refusé, sous de mauvais prétextes, de se plier à ce caprice : alors ma maîtresse s’est décidée à avoir recours en cachette à vos talents : elle se rendra demain, sans suite et sous les voiles fanés d’une servante, chez la femme de l’imam djouma, après lui avoir envoyé à l’avance le costume dont elle veut se parer dans cette grande circonstance. »

Rendez-vous est donc pris pour demain trois heures après le lever du soleil. Marcel doit aller remercier le chef officiel de la religion ; je l’accompagnerai et, dans un passage obscur placé à l’entrée de la maison, je trouverai mon interlocutrice, chargée de m’introduire dans l’andéroun tandis que mon mari se dirigera vers le talar.

12 août. — Le programme arrêté a été scrupuleusement exécuté. Au moment où je franchis le seuil de la maison de l’imam djouma, deux femmes me prennent les mains et me conduisent, à travers un dédale de corridors sombres, dans l’andéroun de ce haut dignitaire.

Je traverse une cour semblable à celle que j’ai déjà vue à Avah et j’entre dans un jardin, où les deux khanoums m’attendent avec anxiété.

La femme du hakem s’excuse d’abord de la brutalité de ses gens et me remercie de ne lui avoir pas gardé rancune. Elle est très jolie. pour une Persane. Les poètes admirateurs des belles à figure de lune chanteraient sa face ronde et plate, et n’oublieraient pas de louer son teint blanc et rose, les taches sombres de ses grands yeux brillants, les lèvres carminées de sa bouche un peu épaisse. En ce moment la physionomie de cette femme, animée par la joie qu’elle éprouve à désobéir à son mari, est tout à fait charmante.

En revanche, l’épouse de l’imam djouma est consciencieusement laide et paraît avoir renoncé à toute prétention.

« Vous savez faire l’ax ? m’a dit à mon arrivée la femme du gouverneur (ax est le nom persan donné à la photographie, il signifie « opposé, à l’envers » ). Vous êtes ackaz bachy dooulet farança (littéralement : « retourneur en chef du gouvernement français » ) ?