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— Le couvent est tout près d’ici, voulez-vous le visiter ? » ajoute le sacristain.

J’accepte. Arrivés à l’extrémité de la rue, nous suivons quelques femmes se rendant à la chapelle, et nous pénétrons bientôt dans une vaste cour entourée de cellules. Au milieu de l’emplacement laissé libre par des constructions à un seul étage, s’élève un échafaudage de bois, supportant au moyen de cordes un épais madrier percé de trous. Deux sœurs armées de marteaux de fer frappent à tour de rôle, avec une violence qui témoigne de leur ferveur, sur cette singulière boîte d’harmonie, et, à défaut de cloches, appellent ainsi les fidèles à la prière. Elles battent d’abord des rondes, puis des blanches, des noires, des croches et enfin des doubles et des triples croches ; leur habileté rendrait jaloux le plus chevronné de nos tambours.

La porte entr’ouverte du sanctuaire permet d’apercevoir les religieuses. Les unes sont assises dans des stalles, les autres se relayent devant un pupitre pour chanter avec des voix de stentor les louanges du Seigneur ; toutes portent des robes en coton gros bleu, taillées selon l’ancienne forme des vêtements arméniens ; le voile enroulé autour de leur tête et le bandeau placé devant la bouche sont de la couleur générale de l’accoutrement. Avant d’aller au chœur, elles jettent sur leurs épaules un long burnous de laine noire, muni d’un capuchon pointu, qui retombe sur leurs yeux : le diable ne s’attiferait pas autrement s’il devait un jour chanter nones et matines. Aux fêtes carillonnées, elles sont autorisées à servir la messe et remplissent alors les fonctions de diacres.

La discipline du couvent me semble des plus douces : les sœurs schismatiques sortent à leur gré et reçoivent parents et amis dans leurs cellules ; aussi leur sainte maison a-t-elle plutôt l’aspect d’un caravansérail que celui d’un monastère.

Le partage équitable de la nourriture et l’observance du vœu de virginité sont les seuls points sur lesquels les nonnes se montrent intraitables.

Chaque sœur est autorisée a manger seule dans sa cellule ; mais, afin d’éviter les contestations qui ne manqueraient pas de s’élever au sujet du choix des morceaux, elle est forcée d’assister tous les jours à la distribution des viandes crues, de prendre la portion désignée par le sort et de la marquer avec un vieux clou, une plume de poulet, une chaussette hors d’usage, ou tout autre objet ne pouvant pas nuire à la santé de la communauté, afin de la reconnaître quand on la sortira de la marmite, où tous les morceaux doivent confraternellement bouillir.

Sauver l’honneur du couvent étant la seconde préoccupation des Filles de Sainte-Catherine, l’ensemble de la communauté condamne aux châtiments les plus barbares les lionnes dont la culpabilité a des suites fâcheuses, car, il faut bien le dire, à la honte des habitants de Djoulfa, il s’est trouvé des hommes assez courageux pour aider Satan à tendre des embûches à ces vénérables dames.

Il y a quelques années, les parents d’une religieuse vinrent se plaindre à l’évêque. Depuis plusieurs semaines ils n’avaient pu voir leur fille ; on avait d’abord prétexté une maladie, puis un départ, et finalement on leur avait refusé l’entrée du couvent. La supérieure fut interrogée ; ses réponses parurent si étranges qu’une perquisition fut jugée nécessaire.

On avait vainement bouleversé toutes les cellules sans trouver trace de la sœur disparue, quand l’un des assistants s’arrêta devant la porte d’une chambre fraîchement close ; la maçonnerie fut démolie, et l’on se trouva en présence d’un horrible spectacle : un cadavre de femme gisait sur le sol, auprès du corps à moitié dévoré d’un enfant à la mamelle. De leurs blanches mains les nonnes avaient emmuré leur compagne vivante, étaient restées sourdes à ses déchirantes supplications et l’avaient misérablement laissée mourir de faim.

L’évêque, indigné d’une pareille cruauté, voulut ab irato fermer le couvent ; puis il préféra étouffer cette malheureuse affaire et parut, au bout de quelques jours, céder aux prières des coupables. Depuis cette époque l’influence et la considération dont jouissaient