Page:Dieulafoy - La Perse, la Chaldée et la Susiane.djvu/29

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composait d’un poêle chauffé à blanc, d’une table sur laquelle flambait une lampe au pétrole et de deux lits de camp. À part l’écurie et un réduit enfumé où dormaient les postillons, c’était l’unique salle de la maison de poste. Je m’évertuai à faire entendre au sieur Niet que je désirais des matelas et des draps. Il partit vivement, revint bientôt chargé des coussins de la voiture, les posa sur les lits de camp et me regarda de l’air victorieux d’un homme qui a reçu le souffle d’en haut.

Je songeai alors au dîner. Le panier aux vivres fut ouvert ; un poulet et des œufs crus en furent extraits et, après avoir attiré l’attention de Niet, je fis gentiment tourner ces vivres devant la flamme rouge du poêle. Niet avait le génie des langues : il me répondit sur un mode aussi silencieux qu’il n’avait ni broche ni marmite. Je restai stupéfiée : qui m’eût dit, en quittant la France, que je devais emporter mon lit et ma batterie de cuisine ! Dès les premières étapes s’ouvrait tout un horizon de difficultés et de privations. Par bonheur il se trouva dans nos bagages un nécessaire de chasse, contenant des boîtes de fer-blanc capables de supporter le feu, une gamelle, des couverts et des assiettes.

Vers le soir nous vîmes arriver l’une des télégas que nous avions devancées le matin ; elle avait besoin de deux chevaux et les trouva sur-le-champ. La comparaison entre notre sort et celui de ces heureux propriétaires n’était pas de nature à me réjouir. L’écurie s’étant enfin regarnie, on attela à notre guimbarde douze bêtes vigoureuses, car, à partir de ce point, la route, couverte de neige, devenait mauvaise, et Niet reprit triomphalement sa trompe retentissante.

Le chemin, tracé en pleine montagne, s’allongeait sur des croupes escarpées couvertes de sapins gigantesques. On montait ; la température devenait de plus en plus fraîche, et le vent glacé s’engouffrait dans la voiture au point de couper la respiration. Avant d’arriver au col, nous atteignîmes la région des neiges, et dès lors les chevaux, essoufflés, fatigués par des efforts incessants, eurent grand’peine à déraciner le lourd véhicule et à le traîner à la prochaine station. Les bêtes furent changées, et à trois heures du soir la trompe donna le signal du départ. Le ciel était gris plombé ; la neige couvrait d’un manteau sans tache montagnes et vallées. La symphonie du blanc majeur nous envahissait. Seules les eaux sombres du Sewanga se détachaient sur le fond de montagnes neigeuses qui formaient autour du lac une ceinture virginale.

Comme Niet s’évertuait à me conter en pure perte une légende où revenaient sans cesse les noms de Noé et de ses fils, la neige se mit à tomber. Les postillons, aveuglés par ses tourbillons, ne tardèrent pas à perdre la piste et à lancer chevaux et voiture au fond d’un cloaque. Je me sentis osciller à droite et à gauche, puis je me trouvai sur le sol ou plutôt sur mon mari : la voiture venait de chavirer. Aucun de nos os ne craqua. Les postillons déchargèrent d’abord le véhicule, et tentèrent de le remettre sur ses quatre roues, en invoquant et en insultant tour à tour les saints les plus puissants du paradis. Prières perdues. Alors, sous prétexte d’aller chercher du renfort, ils sautèrent sur les chevaux et disparurent au galop.

Niet ne nous avait pas faussé compagnie ; il empila piteusement les bagages les uns sur les autres et se mit, j’imagine, à composer une élégie sur la triste aventure de gens perdus au mois de mars au milieu d’une tourmente de neige.

De fait, nous eussions attendu le jour, morfondus au fond de notre carrosse, si des ouvriers employés au déblaiement de la route n’étaient venus à passer. Leur village était voisin, mais nous l’avions traversé sans l’apercevoir. Des cavernes creusées sous terre jusques à quatre mètres de profondeur et auxquelles conduisaient des rampes rapides, perdues derrière des buissons chargés de givre, s’étendaient, paraît-il, sur un vaste espace. Il eût été aussi difficile d’apprécier l’importance de cette fourmilière humaine qu’il était malaisé de la découvrir pendant la nuit.