Page:Dieulafoy - La Perse, la Chaldée et la Susiane.djvu/300

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s’établir en Orient à un point de vue moralisateur, scientifique ou même industriel, il est fâcheux que les avantages faits aux comptoirs étrangers soient pour l’Iran une source d’appauvrissement et de ruine.

À dire vrai, je ne puis comprendre vers quel but tend le gouvernement persan en opprimant ses sujets au profit des étrangers. J’aime à croire que la manière dont les droits de douanes sont perçus est soigneusement cachée au roi, et j’aime mieux attribuer des mesures injustes à la rapacité des gouverneurs qu’à l’indifférence du souverain. Quoi qu’il en soit, le commerce ispahanien lui-même, si prospère et si puissant sous chah Abbas et ses successeurs,est à peu près mort aujourd’hui ; les négociants indigènes ont tout avantage à acheter et à vendre leurs marchandises aux courtiers étrangers taxés avec équité et ne traitent plus directement aucune affaire. Les Persans souffrent d’autant plus de l’infériorité industrielle à laquelle ils se trouvent condamnés envers les maisons européennes qu’ils ne sont point, comme les Arabes, des poètes et des rêveurs et aiment par tempérament les entreprises commerciales et les spéculations aventureuses.

« L’âpreté au gain, sentiment si développé chez les Ispahaniens, est du à l’air du pays »,assure un vieil auteur.

Je ne sais trop quel rapport on peut avoir la prétention d’établir entre l’atmosphère d’une contrée et la rapacité de ses habitants, mais il est certain que l’européen lui-même est saisi,dans cette ville, d’un insatiable désir de richesse. A part quelques très rares exceptions,chacun ici trafique et brocante, ouvertement quand il l’ose, ou en cachette si sa situation lui interdit d’avoir un magasin et de traiter des affaires au grand jour. Le mal est inévitable :c’est dans l’air.

Sans irrigation les terres les plus fertiles resteraient improductives. Le fait est constant. Néanmoins l’eau ne suffirait pas seule à assurer de belles récoltes de coton et d’opium : les amendements, appropriés à chaque culture, ont aussi une importance capitale. Les Ispahaniens s’ingénient de toute manière à augmenter la quantité des fumiers, conservent, sans se préoccuper de leur origine, les matières fertilisantes, et recueillent même dans des watercloset primitifs, creusés à ciel ouvert au pied des murs extérieurs des maisons, celles qui sont élaborées par les habitants de chaque demeure. En été ces inodores dégagent des parfums peu agréables ; mais l’inconvénient est minime auprès de celui qu’offrent les fosses pendant la saison pluvieuse : bientôt, remplies d’eau, elles débordent et entraînent dans les rues des courants fertilisateurs que les habitants cherchent à arrêter en élevant en tout sens de petites digues.

« O terre, mère nourricière, assise sur de solides fondements très antiques ; foi qui nourris sur ton sol tout ce qui existe », fais-moi pardonner ces détails trop réalistes.

L’habitude de jeter sur les champs des engrais humains n’est pas nouvelle à Ispahan. Un géographe persan raconte avec bonhomie qu’un de ses riches compatriotes, très entendu en agriculture, traitait souvent chez lui de nombreux amis et ne leur demandait en échange de son hospitalité que de s’égarer, avant de quitter sa demeure, dans les parties les plus retirées de son jardin. Le savant ajoute qu’un des convives, ayant un jour franchi la limite de la maison de son hôte sans avoir tenu ses engagements, reçut de ce dernier les reproches les plus amers au sujet de sa coupable ingratitude. Cette singulière manière de favoriser l’agriculture n’étant pas à la portée de tous les cultivateurs, les propriétaires ruraux ont bâti tout autour de la ville ou des villages une multitude de superbes colombiers.

En arrivant à Ispahan, on serait très porté à croire que les habitants font des pigeons leur nourriture exclusive ; il n’en est rien pourtant : cet oiseau est aussi un invité auquel on demande de pulluler et de rester le plus possible dans son nid, car la colombine, mêlée avec les débris des maisons ruinées, est l’amendement le mieux approprié à la culture du melon et de ces