Page:Dieulafoy - La Perse, la Chaldée et la Susiane.djvu/331

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Farangui ne remet pas à des ferachs le soin de sa vengeance. Laissez-moi le temps de me rendre chez le mouchteïd, et vous assisterez, je vous en donne ma parole, à un spectacle instructif. Les plus terribles turbans bleus qui vous ont menés au combat viendront baiser le pan de la robe de ma condescendance. »

Après avoir terminé cette brève catilinaire, à laquelle ne font même pas défaut les très bien et les bravo réglementaires accentués par la voix de basse du P. Pascal, Marcel toise une dernière fois ses auditeurs, fait faire une volte à la bête sur laquelle il est monté, afin de lancer avec plus d’éclat ses dernières imprécations, et vient se ranger il mes côtés. La foule, inquiète, s’écarte à notre approche, et nous nous éloignons lentement, non sans constater avec quelque surprise que les Ispahaniens, prenant nos menaces pour argent comptant, se reprochent les uns aux autres la manière brutale dont ils ont traité les Faranguis et cherchent déjà à désigner celui d’entre eux qui portera avec le plus d’aisance les cornes du bouc émissaire.

Sans perdre un instant, nous nous dirigeons vers la maison du mouchteïd, afin de porter plainte contre le seïd et de réclamer une escorte. La requête, présentée par le P. Pascal, est accueillie avec bienveillance ; une trentaine de serviteurs et de respectables mollahs prennent la tête du cortège et nous ramènent processionnellement à l’imamzaddè. La porte est close, le fils de Mahomet ayant emporté en guise de trophée la clef de bois, longue de cinquante centimètres, qui sert à manœuvrer cette serrure primitive. Aucun de nous maintenant n’est d’humeur à se laisser arrêter par de pareils obstacles ; les serviteurs soulèvent les battants, le pêne se dégage, et la troupe pénètre de nouveau dans cette cour d’où la foule nous a expulsés il y a une heure à peine.

Les marchands ont posté un espion près du tombeau ; ils accourent, bien décidés à faire payer cher à ces démons de Faranguis l’elfraction de la porte. Mais à la vue des gens du mouchteïd ils deviennent subitement souples et plats comme des chiens couchants. Seul le seïd, que préserve de toute punition la noblesse de sa race et qui attribue à son turban bleu les vertus du palladium, se laisse emporter par sa fureur.

« J’ai trop vécu, puisque j’ai vu des chrétiens se vautrer dans le tombeau de l’imam Jaffary, — la bénédiction d’Allah soit sur lui ! Les infidèles peuvent désormais se baigner dans les piscines des mosquées et, ruisselants de l’eau souillée à leur odieux contact, inonder nos tapis de prière et les parvis sacrés. Si les musulmans continuent à se montrer les humbles serviteurs des chrétiens, ces chiens auront bientôt l’audace de pénétrer sous la coupole du tombeau d’Ali et fouleront de leurs pieds immondes le parvis de la Kaaba. Pour moi, je me retire, mes yeux ne pouvant supporter plus longtemps le douloureux spectacle qui s’offre ici à tous les regards.

— En attendant que le mouchteïd vous inflige la juste punition de votre insolence, allez donc baigner vos paupières dans une infusion de thé et d’essence de rose ; à ma connaissance il n’est pas de meilleur collyre », dis-je triomphalement au seïd en forme de conclusion.

Nous n’abusons pas de notre victoire : après avoir laissé à la foule lo temps de constater sa défaite, Marcel donne l’ordre de refermer la porte du tombeau, et nous reprenons sans nouvel incident le chemin de Djoulfa.

Il serait encore nécessaire de visiter les ruines d’une mosquée mogole, mais nous sommes tellement rassasiés de mollahs, de seïds, de pochlèbouns, d’échelles, de protecteurs des étrangers et des tombes saintes de l’Islam, que nous nous contenterons de prendre la vue extérieure d’un minaret élégant, décoré de faïences en relief et de charmantes combinaisons de mosaïques bleues et noires traitées dans le style des ornements de l’imamzaddè Jaffary, — la bénédiction d’Allah soit sur lui !