Page:Dieulafoy - La Perse, la Chaldée et la Susiane.djvu/334

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Les mosquées d’Ispahan sont, on ne saurait le contester, fort belles et fort intéressantes, mais elles sont aussi d’un accès bien difficile. Il a fallu le caractère péremptoire des ordres du chahzaddè, l’énergie du P. Pascal et aussi, je dois en convenir, notre ténacité, pour arriver à vaincre toutes les résistances.

14 septembre. — «  Père », s’écrie Kadchic en entrant dans la salle à manger, la bouche pleine et les mains embarrassées d’un melon dans lequel il mord à belles dents, « ce chien maudit, ce suppôt de l’enfer, cette bête malfaisante a osé poser son pied exécré sur le seuil de votre porte et a l’audace de demander à vous saluer.

— De qui donc parles-tu avec pareille hardiesse ? Ne t’ai-je pas recommandé cent fois de qualifier en termes polis les étrangers qui se présentent au couvent ?

— De qui pourrais-je parler, si ce n’est de ce protecteur des étrangers, de cet homme qui riait bêtement quand vous avez failli tomber de l’échelle, de cet être sournois qui est allé hier prévenir les seïds de la présence des Faranguis à l’imamzaddè Jaffary ? Khalife, j’ai été ce matin au bazar d’Ispahan, j’ai écouté les conversations des barbiers et des marchands de thé : je sais à quoi m’en tenir à son sujet.

— Garde ta langue, Kadchic ; si la parole vaut un kran (un franc), le silence vaut un toman (dix francs). Introduis ici le protecteur des étrangers. »

«  Allah soit loué, Père ! Puissé-je monter la garde autour de votre tète ! Votre santé est-elle bonne, la santé de vos hôtes est-elle bonne ? Puissé-je être sacrifié pour vous ! Votre santé est-elle très bonne ? La santé de Leurs Excellences est-elle très bonne ? demande en entrant le nouvel arrivant.

— Quel motif vous amène à Djoulfa ? répond sèchement le Père à ces doucereuses salutations.

— L’honneur immense pour votre esclave d’être admis à vous présenter ses devoirs. Nul autre motif, Allah soit loué ! n’a conduit mes pas jusqu’à votre demeure bénie. Je désirais aussi adresser mes protestations de dévouement aux hôtes que le ciel vous a envoyés. Puissé-je monter la garde autour de leur tête et leur dire combien j’ai été favorisé par la fortune en ayant eu le bonheur de leur être utile.

— Si c’est là l’unique but de votre promenade à Djoulfa, répond le Père, vous auriez pu sans inconvénient éviter à votre cheval la peine de faire deux farsakhs. Mes hôtes apprécient votre dévouement à leurs personnes et sont convaincus que vous auriez protégé leurs vies avec courage si elles eussent été en danger.

— J’ai rempli sans effort un devoir léger à mon cœur. Il me semble cependant qu’en récompense de mes services les Excellences, si leurs âmes sont reconnaissantes, devraient au moins me faire obtenir la décoration française ; mon ambition est modeste, je me contenterai du second degré.

— Croyez-vous donc que la croix de la Légion d’honneur ait été créée pour des poltrons et des hypocrites ? s’écrie Marcel, subitement exaspéré.

— Calmez-vous, dit le Père en s’apercevant que la figure du solliciteur blémit sous cette brusque apostrophe. Je suis surpris de vos prétentions, Khan. Demandez à Sa Majesté le Chah l’ordre iranien en récompense de la manière dont vous remplissez les honorables fonctions qui vous sont confiées. Quand vous aurez obtenu le Lion et le Soleil de Perse, nous verrons s’il y a lieu de solliciter en votre faveur le gouvernement français. »

Au premier abord l’audace du protecteur des étrangers nous a paru folle : elle est rationnelle cependant et prouve que l’on distribue trop facilement à l’étranger les grades les plus élevés de notre ordre national. Un personnage de l’importance du khan ne conçoit pas qu’on puisse lui refuser la rosette d’officier quand il voit accorder, faute d’infor-