Page:Dieulafoy - La Perse, la Chaldée et la Susiane.djvu/338

La bibliothèque libre.
Cette page n’a pas encore été corrigée

outrage considéré comme (les plus sanglants ; mais aujourd’hui ils ont recouvré une sécurité relative et en profitent pour faire respecter leurs dernières demeures : aucun musulman n’oserait franchir les limites du cimetière chrétien et s’approcher d’une tombe, de crainte d’être massacré.

16 septembre. — «  Nous sommes dans une bien singulière ville ! Je ne crois pas qu’elle ait sa pareille au monde, nous a dit hier soir le P. Pascal. Je tiens absolument à donner un dîner aux notables djoulfaiens en l’honneur de votre présence dans notre ville, mais je me demande encore si je mènerai à bien cette délicate entreprise. L’aristocratie de Djoulfa, vous avez pu le constater, se compose, non compris l’évêque, de six familles, chez lesquelles il serait fort agréable de se réunir de temps à autre. Or ces six maisons forment six groupes distincts qui passent le plus clair de leurs jours à médire les uns des autres. Tous mes paroissiens ne sont pas constamment brouillés, mais il n’existera jamais entre eux de lien de sympathie. Pierre a volé un bon domestique à son voisin ; Marie dénigre le pilau et les confitures de Catherine ; enfin le cheval, le chat, le chien, tout est matière à querelle et à dispute. Mettre en présence, illnêl fable, des gens qui s’abhorrent me parait fort délicat : ceux-ci prétexteront de l’invitation adressée à ceux-là pour ne point se rend re à mon dîner, et cependant je ne puis faire un choix, sous peine d’indiquer une préférence ; vous me voyez dans un cruel embarras. Les brouilles cependant seraient passagères et n’auraient pas de gravité si, depuis l’arrivée de Mme r oussou f, les rivalités féminines n’avaient été surexcitées au plus haut degré par l’élégance de la nouvelle venue. Les dames d’Ispahan n’ont pas voulu convenir de leurs sentiments jaloux, et, non contentes de donner libre cours à leur bile, ont failli par leurs manœuvres souterraines amener une véritable catastrophe dans cette ville généralement si calme.

— Vous ne nous aviez jamais entretenus de cette terrible histoire, Père.

— L’hiver dernier, Mmc Youssouf a fait venir de Paris une superbe robe à la mode farangui et elle a profilé du mariage de l’une de mes paroissiennes pour abandonner les vêtements larges des femmes arméniennes et se montrer dans tous ses atours. » A ce moment, le Père, baissant la voix, regarde de tous côtés afin de s’assurer que les portes sont bien closes, puis il reprend : « J’ai peut-être tort de vous mettre au courant d’un pareil secret ; promettez-moi au moins que vous ne le révélerez à personne ?

— Vous n’avez rien à craindre, Père : mon départ prochain est un gage certain de ma discrétion.

— Vous avez raison ; néanmoins je désire que nul en Perse ne connaisse les détails de ce triste incident. »

Fort intrigués par ce long préambule, nous nous rapprochons du Père, qui nous souffle à l’oreille la fin de cette grave affaire.

«  L’émotion causée par la toilette de Mme Youssouf fut d’autant plus grande que, sous un corsage de satin noir collant comme un bas de soie, elle laissait admirer une taille d’une extrême finesse et une poitrine dont l’opulence et les contours eussent excité la jalousie des houris promises aux fidèles musulmans. Personne ne connaissait le secret de cette transformation ; mais, avant d’éclaircir le mystère, les six familles, mortellement brouillées depuis plus d’un an, se réconcilièrent, mirent en commun leurs médisances et attaquèrent à belles dents les nouveaux avantages de Mme Youssouf. Sa toilette, vint-on me dire, était inconvenante, outrageante pour les bonnes mœurs ; je ne devais pas tolérer qu’une femme se montrât dans une cérémonie religieuse vêtue d’un accoutrement aussi démoniaque. Je me laissai influencer, et j’eus le tort d’aller parler de tout cela à Kodja Youssouf. Mon paroissien, il m’en souvient, reçut assez froidement mes observations.