Page:Dieulafoy - La Perse, la Chaldée et la Susiane.djvu/339

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«  Sur ces entrefaites, le prince Zellè sultan, ayant eu à se louer d’une fourniture militaire faite avec beaucoup d’intelligence par Kodja Youssouf, le nomma son tadjer hachy (marchand en chef), fit cadeau a sa femme d’un superbe cheval et l’autorisa en même temps à employer pendant quelques jours, chez elle, un charpentier arménien, nommé Kadchic, dont l’habileté est proverbiale et que le prince seul occupe depuis quelques années.

«  Ce fut une proie nouvelle offerte à la médisance ; on ne pouvait s’en prendre ni au prince ni aux Youssouf : on décréta que Kadchic, quand il aurait termine les travaux du palais, ne mettrait plus les pieds dans aucune des grandes maisons de Dgoulfa.

«  Celui-ci, fort troublé à l’annonce de ce brutal décret d’expulsion, commit alors l’incroyable faute de raconter, en payement de son pardon., je vous en prie, jurez-moi de garder le secret, il y va du repos de toute la paroisse », reprend tout à coup le Père de plus en plus ému, mais trop avancé dans ses confidences pour pouvoir s’arrêter en chemin. «  Il raconta donc que Mme Voussouf, avant de revêtir sa fameuse robe de Paris, emprisonnait sa taille dans une mécanique faite en barres de fer recouvertes de satin, rose ; sa servante favorite tirait alors pendant deux ou trois heures sur des cordes fixées à la machine et transformait ainsi le buste de sa maîtresse.

«  Un vent violent n’aurait pas, au moment de la récolte, répandu plus facilement sur Ispalian le fin duvet du coton que nos matrones cette prodigieuse nouvelle : elle franchit même le Zendèroud, devint le sujet des conversations de tous les andérouns, et de vingt côtés à la fois fut rapportée à Djoulfa. Mme Voussouf, très fière de ses avantages, conçut une colère des plus violentes contre Kadchic, car, si les femmes chrétiennes se montrent à peu près il visage découvert, elles jettent, en revanche, un voile d’autant plus épais sur leur vie privée. Elle parla même de faire tuer le charpentier : la faute de Kadchic était grave, très grave, j’en conviens, mais que seraient devenus les cinq jeunes enfants et la femme de ce malheureux, s’il eut péri ?

«  Cette raison me détermina, non pas à demander la grâce du coupable, je ne l’aurais pas obtenue après l’insuccès de ma première ambassade, mais à lui trouver une cachette.

«  La première colère passée, Mme Youssouf s’est fort bien conduite ; quand Kadchic est sorti de sa prison volontaire, elle lui a fait donner cent coups de bâton, et depuis cette époque elle ne lui a plus témoigné le moindre ressentiment.

«  Grâce à moi, vous le voyez, cette affaire s’est arrangée au mieux de tous les intérêts ; mais c’est précisément à cause de la condescendance montrée à cette occasion par les Youssouf, que je suis obligé de les inviter à dîner et de donner à ma belle paroissienne la première place auprès de l’évèque ; en votre honneur, elle ne manquera pas de mettre sa robe et sa mécanique de Paris, et vous pourrez juger par vous-même de l’effet produit sur l’assistance. Quant à moi, je suis désespéré de ces dissensions. Il faut vivre en un pays sauvage pour se trouver en face d’une situation aussi délicate.

— Ne dites pas de mal d’ispahan, Père, et ne conservez pas d’illusions sur l’Europe : il vous suffirait d’habiter quelque temps en France une ville de province pour vous apercevoir qu’en fait de sottise et de jalousie les dames de Djoulfa n’ont rien inventé. Si j’étais à votre place, je me garderais bien de faire des invitations, et j’abandonnerais simplement le projet de donner un dîner en somme fort inutile.

— C’est impossible : a plusieurs reprises vous m’avez empêché d’offrir ce repas, je ne saurais plus longtemps tarder à rendre à l’évêque schismatique la politesse qu’il vous a faite. Peut-être même cette réunion, durant laquelle mes invités seront forcés en votre honneur de garder une certaine réserve, deviendra-t-elle le point de départ d’une réconciliation générale.