Page:Dieulafoy - La Perse, la Chaldée et la Susiane.djvu/351

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Laissant bientôt sur la droite une large voie due au passage de nombreux convois, les mulets de tête s’engagent dans de petits sentiers, puis ils suivent des frayés à peine indiques et ne tardent pas à gagner une lande déserte.

« Pourquoi donc as-tu quitté la grand’route ? ai-je demandé au tcharvadar avec méfiance.

— Afin de prendre un raccourci.

— Si tu prends des chemins de traverse, nous n’arriverons pas avant minuit au caravansérail d’Ali hhan.

— Je ne vous conduis pas au caravansérail d’Ali Khan ; la caravane est campée non loin d’ici. Peut-être ferions-nous bien de nous arrêter, nous l’apercevrions sûrement au petit jour.

— En ce cas, nous aurions quitté Djoulfa dans l’unique but de venir nous perdre à trois heures de marche de la ville ? Tache de te retrouver, car je ne te laisserai pas arrêter que nous n’ayons rencontré la caravane et le manzel. »

Le tcharvadar ne dit mot et pousse mélancoliquement ses bêtes en avant, tandis que nous nous plaçons à l’arrière-garde afin de mieux surveiller le convoi. Tout à coup le guide pousse un cri de joie, il vient de rencontrer un petit canal : le campement ne doit pas être éloigne de l’eau. Nous contournons, ne pouvant les franchir, une multitude de conduits d’arrosage, le muletier hèle à pleins poumons ses camarades : aucun bruit ne se fait entendre ; serions-nous véritablement égarés ? Après une nouvelle tentative, de lointains hennissements de chevaux, auxquels répondent poliment nos deux bucéphales, nous apprennent que nous suivons la bonne direction. Bientôt, en effet, je distingue, malgré l’obscurité de la nuit, des taches noires et blanches se mouvant auprès d’un énorme amoncellement de colis ; ce sont les chevaux et les mulets de transport, attachés il un câble passé dans des crampons fichés en terre. Sur les caisses et les ballots dorment des tcharvadar. Il serait fort difficile de deviner des êtres humains sous les épais manteaux de feutre qui les recouvrent, si de sonores ronflements ne décelaient leur présence. Huit ou dix gardiens armés de fusils veillent sur la caravane.

« Je m’empresse de vous apporter vos mafrechs, nous dit le guide en se hâtant d’enlever les selles et les brides de nos chevaux.

— Je n’ai point l’intention de coucher en plein air, je croyais te l’avoir déjà fait comprendre, répond Marcel ; conduis-moi au plus vite dans un caravansérail où nous puissions trouver un abri et du bois.

— Caheb, il n’y a ni caravansérail ni maison à deux heures à la ronde. Depuis près d’une semaine on transporte ici des marchandises ; en semblable occurrence il eut été imprudent d’établir notre campement auprès des voies fréquentées. C’eût été s’exposer à tenter les passants.

— Où sont donc nos compagnons de route ?

— Les uns dorment sur les bagages, vous seriez très bien à leur côté, je vous assure ; les femmes arméniennes se sont arrêtées au village de Takhtè-Poulad ; enfin quelques retardataires sont encore à Ispahan. »

La perspective de prendre place à notre tour sur la pyramide de colis où l’on ronfle de si bon cœur nous sourit d’autant moins que, depuis le commencement du mois de septembre, la fraîcheur des nuits nous a forcés d’abandonner le clocher du couvent et de nous retirer dans les chambres closes ; ce soir, nous sommes déjà tout transis et nous nous arrêterions sans enthousiasme à l’idée de jeûner et de dormir au grand air.

« Vous n’avez point, j’imagine, campé votre caravane au milieu d’une plaine sans eau ? reprend Marcel avec assurance. Quand il y a des kanots, il y a des terres fertiles, des paysans et