Page:Dieulafoy - La Perse, la Chaldée et la Susiane.djvu/368

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gouverneur. Le liakem, après nous avoir donné un témoignage public de sa haute considération en nous envoyant un pichkiach dès notre arrivée, ne peut admettre que l’on ose nous résister. «  Comment, misérable ver de terre, dit-il au tcharvadar tout tremblant, tu as promis, par acte écrit, de stationner a Abadeh, de laisser aux çaliebs le temps d’aller visiter Éclid, et tu refuses de tenir ta promesse ! Sache que, s’il plaisait à Leurs Excellences de faire arrêter ta caravane pendant dix jours, avec ou sans contrat, je saurais bien te contraindre à obéir.

— Hakem, je ne puis demeurer plus longtemps. Mes bêtes sont vigoureuses et peuvent sans dommage continuer leur route ; quatre cents mulets mangent de la paille et de l’orge pendant une journée ; si j’ai promis de m’arrêter, j’ai eu tort, mais je suis obligé de partir demain.

— Sais-tu nager ? » s’écrie le gouverneur en faisant signe aux ferachs de son escorte.

A peine a-t-il dit ces paroles que, sans laisser au tcliarvadar bachy le temps de répondre, quatre hommes le saisissent par les bras et les jambes et le balancent dans la direction d’une pièce d’eau creusée au centre de la cour. Je trouve heureusement l’occasion d’arrêter le mouvement et de demander la grâce du malheureux, à la grande déconvenue de l’assistance, déjà toute réjouie à l’idée de voir le patient barboter au milieu du bassin et sortir de l’eau avec des vêtements mouillés et déchirés.

«  Ali ! Khanoum, me dit le muletier en se remettant sur ses jambes, vous me sauvez la vie : j’ai soixante ans d’âge, je suis tout en sueur tant j’ai été ému par les paroles du hakem : que serais-je devenu sans votre intervention ? Ma caravane marchera comme vous l’ordonnerez, mais séjournez le moins possible aux environs d’Éclid ; si j’ai eu le tort de vouloir manquer à ma parole, je ne vous ai pas trompé en vous disant que le pays était dangereux à parcourir.

— Te tairas-tu, fils de chien ! s’écrie le gouverneur. Veux-tu que je te fasse appliquer deux cents coups de bâton ? Qui ose parler de brigands dans une province soumise à ma juridiction ? Allah soit, loué ! mon fils lui-même accompagnera ces illustres étrangers jusqu’à Éclid et veillera à leur sécurité. Va-t’en. Demain les chevaux des çahebs et ceux de leurs serviteurs devront être ici à l’aurore : je l’ordonne. »

Cette affaire réglée, nous allons nous promener au bazar, seul endroit où les voyageurs en Orient puissent se faire une idée du commerce et des industries locales. La caractéristique de celui d’Abadeh est la sculpture sur bois de poirier : les ouvriers travaillent avec beaucoup de goût de charmantes cuillers utilisées comme verre dans le service de table, des cadres de miroir, des encriers et enfin des boîtes à bijoux sur lesquelles sont enlevés en creux ou en relief le soleil et le lion des armes persanes.

Eclid, 27 septembre. — Malgré les ordres du liakem, nous sommes partis assez tard d’Abadeh. A l’aurore, nos mafrechs allaient être chargées, quand plusieurs paysans ont demandé à nous entretenir. Privés d’armes, et surtout de poudre, ils ne peuvent parvenir à détruire le gibier qui pullule, et venaient nous supplier de tirer sur les perdreaux, fléaux de leurs jardins. Nous avons suivi leurs pas et, au bout de deux heures, Marcel et moi avions abattu tant d’oiseaux, qu’on s’est lassé de les compter et surtout de les ramasser, les paysans ne goûtant pas volontiers au gibier tué par des chrétiens.

A sept heures nous avons pris la direction d’Éclid, accompagnés du fils du gouverneur, jeune homme de seize ans environ, fort ennuyé sans doute de quitter l’andéroun dont son père l’a gratifié depuis trois mois, pour aller courir la montagne en notre compagnie. Il fait néanmoins contre mauvaise fortune bon cœur et se montre très désireux de nous complaire. Après six heures de marche dans des vallonnements incultes et desséchés, nous apercevons une brèche naturelle au milieu de laquelle se perd le prolongement du chemin.

«  Le pays d’Eclid commence derrière cette porte, me dit notre guide ; mais à quels ennemis en veulent donc les gens que j’aperçois sur les sommets voisins du col ? »