Page:Dieulafoy - La Perse, la Chaldée et la Susiane.djvu/369

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A peine a-t-il achevé ces mots, que de multiples détonations se font entendre et que des balles tombent dans notre direction.

«  Allons-nous être attaqués et devons-nous répondre à ces coups de fusil ? ai-je demandé.

— Tirez en l’air pour montrer à ces fils de chiens que vous êtes armés ; je vais m’informer de la cause de cette agression. Allah nous protège ! Ne vous exposez pas à blesser aucun de ces bandits ; le premier sang versé serait le signal de votre massacre et je périrais à vos côtés sans réussir à vous sauver. Nous serons peut-être dévalisés, mais, si vous êtes prudents, il ne nous sera fait aucun mal. »

Puis il enlève son cheval au galop de charge, agite les bras en l’air et nous laisse arrêtés sur le chemin, tandis que le cuisinier fait faire une volte à son mulet et prend à bride abattue la direction d’Abadeh.

Les gens postés en haut de la colline aperçoivent bientôt les signaux du fils du gouverneur ; ils descendent dans la vallée et viennent, au nombre de huit ou dix, entourer le cheval du jeune homme ; lui-même nous invite du geste à venir le rejoindre, et nous ne tardons pas à nous trouver au milieu de quelques habitants d’Éclid munis de fusils à pierre et coupables d’avoir dirigé sur des inconnus le canon de leurs armes, afin de les inviter a venir montrer patte blanche.

Éclid n’est point un village, comme je l’avais supposé, mais une vaste oasis qui s’étend sur une longueur de près de trente kilomètres au pied des contreforts inférieurs des montagnes du Loristan. Des sources abondantes jaillissent de la montagne et communiquent à tout le plateau une merveilleuse fertilité.

L’altitude élevée de l’oasis favorise la culture des arbres fruitiers des pays froids, tels que les noyers et les pommiers, mars la principale récolte est celle des céréales. Cette graminée pousse avec une telle vigueur que jamais les habitants de ces plateaux fortunés n’ont connu les horreurs de la famine, rendue si fréquente en Perse par la difficulté d’établir des communications entre les pays riches ou pauvres. Aussi bien, en temps de disette, Éclid ne peut-il faire profiter les contrées environnantes de ses excédents de récolte : la crainte des voleurs arrête les transports, et le fléau s’aggrave de ses propres conséquences.

Pendant la durée de la dernière famine, survenue il y a trois ans, les paysans d’Éclid tentèrent de porter du blé à Abadeh, mais ils durent y renoncer, bien que les deux villages ne fussent guère distants de plus de quarante kilomètres et que le khalvar (trois cents kilos) de blé valût quinze francs à Éclid et soixante à Abadeh. Les villageois venaient attendre les convois à leur sortie de l’oasis, les pillaient et tuaient les marchands qui essayaient de les défendre. Au retour des temps plus prospères, les voleurs conservèrent l’habitude d’exploiter la route d’Eclid, continuèrent à dérober des moutons aux bergers et à dévaliser les petites caravanes. Les habitants portèrent aux pieds du roi leurs doléances ; peine perdue : Nasr ed-din n’avait pas plus souffert de la famine que du brigandage. Alors les paysans de l’oasis résolurent de former et d’entretenir une milice locale chargée de surveiller du haut des pics la plaine d’Abadeh et d’arrêter à coups de fusil tout cavalier inconnu qui paraîtrait se diriger vers Éclid.

«  Est-ce que votre milice garde l’oasis de tous côtés ? ai-je demandé au toufangtchi (garde armé de fusil) qui a pris la parole.

— Non, les postes sont établis sur les sommets qui commandent les routes d’Ispahan et de Chiraz ; les Bakhtyaris occupent la montagne située de l’autre côté d’Eclid et ne laissent pénétrer chez eux aucun étranger. En hiver ils descendent dans les vallées basses, mais en cette saison ils sont campés sur les hauteurs.

— Qu’est-ce donc que ces Bakhtyaris ?