Page:Dieulafoy - La Perse, la Chaldée et la Susiane.djvu/371

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façon, moi qui possède un fusil portant à un farsakh ? ai-je repris avec une exagération tout orientale, mais bien de circonstance.

— Nous obéissons à une consigne rigoureuse ; d’ailleurs, puisque le fils du hakem d’Abadeh répond de vous, soyez les bienvenus.

— Tout cela est bel et bon, mais vos coups de fusil ont effarouché notre cuisinier, et le prudent Yousef s’enfuit comme un chacal ; nous nous passerions bien de ses services, s’il n’emportait avec lui provisions, lits et marmites ; prenez nos chevaux, lancez-vous à sa poursuite et ramenez-le. Vous êtes autorisés à lui faire grand’peur, mais pas le moindre mal. Je donnerai deux krans de bakchich au vainqueur de la course », dis-je à deux jeunes gens doués de toutes les qualités désirables pour mener à bien cette chasse à l’homme. Voilà nos cavaliers partis ; ils descendent à fond de train dans la vallée, poussent avec une énergie incroyable nos yabous fatigués et se rapprochent bientôt du cuisinier. Celui-ci ne tarde pas à entendre le bruit d’un galop rapide, il se retourne et aperçoit les nouveaux venus montés sur nos chevaux.

Ne doutant plus que ses maîtres ne soient morts ou prisonniers, il fouette son mulet à tour de bras, et précipite l’allure de la pauvre bête, peu faite cependant à courir en steeple-chase. Nos émissaires tirent deux coups de fusil en l’air ; Yousef, au comble de l’effroi, juge prudent de simplifier les formalités, en se laissant choir sur le sol comme un homme mort, tandis que le mulet, éreinté par ce train de pur sang, s’arrête à quelques pas de son cavalier. Les gardiens d’Eclid descendent de cheval, saisissent notre féal serviteur, rattachent sur la charge après l’avoir réconforté d’une bourrade de coups de poing, et nous le ramènent en triomphe. Si le pilau est brûlé ce soir, Yousef, sans mentir, pourra prétexter de sa vive émotion. Nous nous reMettons en selle et entrons enfin dans Éclid. L’oasis, très étendue, me paraît cependant moins belle et surtout moins pittoresque que celle de Korout. Elle est coupée de sentiers ménagés entre des jardins magnifiques, traversée de multitudes de ruisseaux, mais le sol est si plat qu’il est difficile de se faire une idée de l’étendue des terres cultivées, tandis que Korout, s’étalant en amphithéâtre, se montre au premier coup d’œil dans toute sa splendeur. A peine avons-nous mis nos armes et nos bagages en sûreté chez un riche propriétaire, absent d’Éclid en ce moment, que nous demandons à visiter la mosquée. Les toufangtchis nous guident à travers un grand village en partie ruiné, se dirigent vers un énorme bouquet de noyers encore plus beaux que ceux des jardins, et nous introduisent, sans objecter ni notre impureté ni les défenses des prêtres, dans une petite mosquée bâtie en terre ; la salle du mihrab, recouverte d’une horrible coupole construite avec les mêmes matériaux que les murs, est bossuée comme une vieille marmite. En revanche, l’édifice est proprement tenu, les murailles sont blanchies à la chaux et ornées de versets du Koran peints en vert pomme.

Ma stupéfaction n’a d’égale que ma colère. Comment ! nous avons failli noyer notre tcharvadar, tuer de frayeur le cuisinier, et ajouté un trajet de soixante-dix kilomètres au chemin déjà si long d’Ispahan à Chiraz, dans le seul but de rendre visite à cette mosquée villageoise !

Encore si, en pieux musulmans, nous avions à faire ici quelques utiles dévotions ? Allah, s’il était consciencieux, nous tiendrait compte en paradis de notre pénible pèlerinage ; mais nous n’avons pas même cette consolation à nous offrir. Jurant, trop tard hélas ! d’être a l’avenir plus circonspects, nous sortons au plus vite de la mosquée et nous dirigeons vers les célèbres sources d’Éclid. Elles sourdent du rocher par plusieurs bouches et alimentent des bassins profonds dans lesquels se sont noyées, paraît-il, toutes les personnes qui ont tenté de s’y baigner. En explorateurs scrupuleux, nous visitons encore les ruines de terre