Page:Dieulafoy - La Perse, la Chaldée et la Susiane.djvu/56

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vadars, mais depuis Marande nous étions en délicatesse. En approchant de Tauris, l’espoir du prochain bakchich engage les muletiers à nous faire des avances, et l’un d’eux, désireux de rentrer en grâce, vient m’offrir son manteau de peau de mouton, excellent, assure-t-il, contre le froid et la neige. Je refuse les fourrures, mais je profite de la démarche pour satisfaire ma curiosité.

Les hauts plateaux de la Perse, naturellement secs et arides, ne seraient propres à aucune culture si les habitants n’allaient chercher dans le voisinage des chaînes de montagnes des eaux souterraines, et ne les amenaient au niveau du sol au moyen de longues galeries creusées en tunnel. Ces conduits, nommés kanots, ne sont ni maçonnés ni blindés ; leur pente est ménagée avec le plus grand soin, et cependant leur longueur atteint souvent de trente à quarante kilomètres, et leur profondeur à l’origine plus de cent mètres.

La prospérité, la vie même de la Perse dépend du nombre et du bon entretien des galeries souterraines. La construction d’un nouveau kanot assure la fertilité des terres irrigables, au centre desquelles s’élève aussitôt un village. L’oblitération d’un conduit entraîne au contraire l’abandon immédiat des plaines desséchées. Aussi les Persans, quoique nonchalants et portés à laisser périr faute d’entretien les travaux d’utilité publique, apportent-ils un soin extrême à conserver leurs kanots en bon état.

Pour faciliter la construction et le curage des aqueducs, on les met en communication avec le sol au moyen de puits verticaux distants les uns des autres de vingt à trente mètres. Les terres d’extraction accumulées autour de l’orifice forment ces longues files de tumulus coniques dont je n’avais pu comprendre la destination.

On s’explique, en étudiant la constitution géologique du sol, la nécessité de ces immenses travaux.

La Perse est comprise entre les deux hautes chaînes de montagnes l’Indo-Kouch et les monts Zagros ; un déluge venu du nord a comblé l’immense bassin limité par les deux soulèvements et formé une vallée étagée en gradins depuis le golfe Persique jusqu’aux plaines centrales. Les terres entraînées avec les eaux ont seulement laissé à découvert des sommets ou des lignes de crêtes se dégageant des alluvions tout comme un rocher émerge au-dessus de la mer : de sorte que l’on passe sans transition de plaines s’étendant jusqu’au désert au cœur des montagnes. Les flancs inclinés et les cimes déchirées, incapables de retenir des terres végétales et par conséquent aussi de porter des arbres ou même des mousses, laissent écouler les eaux pluviales qui filtrent en totalité entre le rocher et le sol pour aller s’emmagasiner dans de profondes vallées souterraines, immenses réservoirs étendus au-dessous de la Perse. Le grand massif de l’Ararat lui-même, malgré ses immenses glaciers, ne donne naissance à aucune rivière.

Ce sont ces nappes d’eaux sous-jacentes que les premiers habitants du pays furent forcés de capter quand ils voulurent fertiliser leur nouvelle patrie. Strabon fait remonter la date de la construction des premiers kanots au règne fabuleux de Sémiramis. D’après Polybe, Ecbatane était alimentée par des galeries souterraines si longues et si antiques, que les Perses eux-mêmes en avaient oublié l’origine. Ces conduits, d’après les auteurs anciens, avaient été exécutés sur l’ordre des fondateurs de la dynastie médique, qui donnèrent pendant cinq générations les produits des terres irriguées aux ouvriers employés à creuser les galeries. Leur tracé était naturellement inconnu des étrangers, et cette ignorance faillit être fatale à l’armée d’Antiochus lancée à la poursuite d’Arsace.

Aujourd’hui les kanots sont généralement des propriétés particulières affermées à des prix très élevés ; certains d’entre eux, dans le voisinage de Téhéran, valent de deux à trois millions et rapportent jusqu’à quatre cent mille francs de revenu brut. On estime l’eau fournie d’après une mesure appelée « pierre », équivalant au volume de liquide suffisant pour faire tourner