Page:Dieulafoy - La Perse, la Chaldée et la Susiane.djvu/57

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la meule d’un moulin. La pierre d’eau donne un débit de quinze à vingt litres par seconde.

Le vent, qui n’a cessé de souffler en tempête depuis notre départ de Sofia, dissipe enfin les nuages ; l’horizon s’éclaircit peu à peu, et les rayons d’un pâle soleil promènent sur la plaine des taches brillantes.

Tout à coup des minarets percent la brume, les faïences bleues des coupoles s’illuminent, et Tauris apparaît à nos yeux surpris, se déroulant magnifique le long d’une rivière qui lui sert sur plus de trois lieues de défense naturelle. Poussée par le froid, la caravane a marché bien meilleur pas que je ne l’avais espéré. Déjà nous apercevons le pont jeté sur l’Adjisou et les premières maisons du faubourg, quand nos gens s’arrêtent, déchargent un mulet, jettent de petits tapis à terre, et, après s’être orientés vers la Mecque, commencent leur prière. Cet accès de religiosité est d’autant moins compréhensible que ces honnêtes musulmans ont apporté jusqu’à présent une médiocre régularité dans leurs exercices de piété.

Je descends de cheval et regarde patiemment voler les corneilles et les geais bleus. Bientôt je comprends la véritable cause de l’arrêt de la caravane. À l’entrée du pont, au milieu de quelques rares auditeurs, un derviche, brandissant une hache, raconte les exploits de Roustem.

Le drôle a grand air et belle tournure ; ses gestes sont majestueux, et sa pantomime est si expressive qu’on peut suivre le développement de l’épopée sans comprendre le patois turc dans lequel il s’exprime.

Les citadins ne prêtent guère l’oreille à ces spectacles vulgaires, mais les paysans se délectent au récit des combats du héros contre les dives et les enchanteurs. Les tcharvadars se lèvent enfin et nous invitent à remonter au plus vite à cheval.

Nous franchissons la rivière sur un pont de briques d’une longueur de cent soixante mètres environ, formant en plan une ligne brisée. La largeur du tablier entre les parapets est de cinq mètres. De grosses pierres usées par les pieds des chevaux forment une chaussée à peu près impraticable ; aussi bien, quand les eaux sont basses, les voyageurs aiment-ils mieux traverser à gué que de s’aventurer sur le pont. On peut constater alors la singulière construction des avant-becs, tous bâtis fort économiquement avec des pierres tombales chargées d’inscriptions.

Au delà du fleuve commence une longue avenue bordée de jardins fruitiers, dont les singulières portes méritent d’être décrites ; elles sont faites d’une épaisse dalle de pierre qui tourne sans effort dans deux crapaudines creusées sur les faces horizontales du seuil et des linteaux ; les serrures, tout aussi bizarres, se composent d’un mécanisme auquel on atteint à travers un large trou pratiqué dans la pierre : on manœuvre le pêne avec une clef de bois longue au moins de quarante centimètres. Ces fermetures primitives, d’une solidité à toute épreuve, seraient parfaites s’il ne fallait s’armer, avant de les ouvrir, d’une patience tout orientale. Le propriétaire d’un jardin passe toujours un gros quart d’heure à tourner sa clef dans tous les sens avant de faire mouvoir le pêne, et, quand il a hâte de pénétrer chez lui, il en est réduit le plus souvent à escalader les murs de clôture.

De nombreuses caravanes se croisent à l’entrée de Tauris, dont les faubourgs semblent être le lieu d’élection des mendiants de toute la ville. Routes et carrefours soutiendraient une honorable comparaison avec la cour des Miracles. Des malheureux hâves et décharnés, des vieillards décrépits, gisent le long du chemin. L’instinct de la conservation ne persiste que chez de pauvres enfants, ils implorent à grands cris notre pitié, et, saisissant avec désespoir la bride de nos chevaux, espèrent ralentir notre marche et obtenir une aumône. Le spectacle est navrant, et, quand j’ai épuisé ma monnaie, je suis obligée de presser le pas afin d’échapper à la vue et au contact de ces cadavres vivants.

Cette désolante impression m’aurait longtemps poursuivie si mon regard n’eût été attiré par