Page:Dieulafoy - La Perse, la Chaldée et la Susiane.djvu/58

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

le drapeau de la France flottant au sommet du mât consulaire. En revoyant ces trois couleurs, emblème de la patrie, j’oublie un instant les misères qui m’environnent, pour reporter mon esprit vers le pays perdu. Absorbée dans mes pensées, je parcours sans le voir un dédale inextricable de rues étroites et tortueuses, et j’atteins enfin, après une heure de voyage dans ce labyrinthe, l’Arménistan ou quartier chrétien de la ville, au centre duquel se trouve le consulat, gardé par une troupe nombreuse de soldats déguenillés.

Les intérêts de nos nationaux sont confiés à M. Bernay, consul d’une remarquable intelligence. Il habite la Perse depuis plusieurs années, parle avec facilité la langue du pays et connaît les replis les plus intimes du caractère persan. Ses instances pressantes nous décident à accepter un petit appartement situé à l’entrée de l’hôtel.

De vrais lits sont dressés, les bagages mis en ordre, les muletiers réglés ; des chaises, des tables, des cuvettes garnissent nos chambres ; nous allons pendant quelques jours encore vivre à l’européenne.


M. Bernay


14 avril. — Tauris est, après Téhéran, la ville la plus peuplée de Perse. Son diamètre ne mesure pas moins de douze kilomètres, et comme étendue elle ne le cède qu’à Ispahan. Elle fut fondée, d’après Hamdoulla Kaswini, en 791, par la sultane Zobéide, femme du khalife Haroun al-Raschid, en souvenir d’un médecin qui l’avait guérie d’une maladie grave.

Au dixième siècle, Soliman en fit le siège, et, la trouvant belle, racheta à ses soldats le droit aux trois jours de pillage auxquels étaient condamnées toutes les villes prises d’assaut.

Depuis cette époque, la capitale de l’Azerbeïdjan appartint tour à tour aux Abbassides, aux Bouïdes, aux Seljoucides, aux Turcs et aux Russes. Elle fut enfin restituée à la Perse en 1828 à la conclusion du traité de Turkmenchaï. Les tremblements de terre, très fréquents dans le voisinage du massif de l’Ararat, l’ont durement éprouvée. En 1721 elle perdit soixante-dix mille habitants, et en 1780 environ quarante mille. En 1831 elle fut décimée par le choléra ; enfin, l’invasion kurde a amené au cours de ces dernières années une famine telle, qu’au printemps la population pauvre de la ville sortait par bandes et se répandait dans la campagne, où elle mangeait le blé encore vert et disputait aux troupeaux les premières luzernes.

Le gouvernement de l’Azerbeïdjan, dont Tauris est la capitale, appartient de droit au prince héritier. Le dauphin de Perse n’est pas toujours le fils aîné du chah, les droits au trône étant exclusivement réservés aux garçons issus de princesses choisies dans la tribu Kadjar, afin que, suivant les traditions tartares, les enfants de grande famille ne soient pas supérieurs en naissance à leurs oncles maternels. Le cas se présente actuellement à la cour de Téhéran. L’aîné des fils de Nasr ed-Din ayant pour mère une femme de basse condition, il ne peut, à moins que la nation n’abroge en sa faveur les lois de l’hérédité, aspirer à la couronne, bien que son intelligence et son habileté administrative le rendent plus apte que son frère cadet à gouverner un État agrandi et pacifié par ses soins et ses talents.

Le valyat (héritier du trône) est le second fils du roi. Son précepteur, Mirza Nizam,