Page:Dieulafoy - La Perse, la Chaldée et la Susiane.djvu/78

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contemplation de ce spectacle, lorsque je m’entendis appeler doucement. « Khanoum (Madame), me dit timidement de la maison voisine une Chaldéenne dont j’ai entendu vanter la beauté et la pureté de type, montrez-moi donc les images que vous faites tous les matins sur la terrasse. » J’étais loin de me douter de cet innocent espionnage quand je venais tirer quelques épreuves des clichés révélés pendant la nuit. Je salue mon interlocutrice et lui offre de poser (levant mon objectif : elle consent ; l’appareil est bientôt préparé, mais le jour baisse et il devient impossible de faire une photographie. Je cours chercher mon mari et ses crayons, car demain peut-être la belle Rakhy ne sera pas maîtresse de témoigner autant de bonne volonté. Après avoir fait quelques façons pour abaisser le voile de mousseline qui enveloppe son menton et s’arrête sous les narines, elle prend son parti en brave, rejette les draperies sur ses épaules et garde pendant quelques instants une immobilité de statue. Ses yeux noirs sont pleins de malice ; le nez carré donne à la physionomie une fermeté qu’accentuent la forme et la couleur rouge foncé de lèvres un peu minces ; le trait caractéristique de la figure est la grande distance qui sépare la base du nez de la bouche. La Chaldéenne est coiffée d’un foulard de crêpe de Chine vermillon, serré autour du crâne par un gros nœud formant boule au-dessus du front ; les cheveux, nattés en une multitude de petites tresses, tombent sur le dos, cachés sous un voile de laine blanche qui entoure plusieurs fois la tête, la bouche et couvre les épaules.

Une robe de kalemkar (perse peinte à la main) apparaît au-dessous d’une ample koledja (redingote) de drap bleu ornée d’une fine passementerie de soie noire. Ce vêtement dissimule entièrement les formes féminines.

Le portrait achevé à la lumière, Kakhy s’empresse de le regarder en mettant tout d’abord la tête en bas, indice de notions de dessin assez élémentaires, et, après nous avoir remerciés avec effusion, elle s’éloigne tout heureuse en voilant son visage.

21 avril. — Un hadji[1]., chef d’une caravane qui doit prochainement se mettre en route pour Méchhed, est venu hier contempler nos bagages et apprécier d’un coup d’œil d’aigle le nombre de mulets nécessaire au transport des colis.

Avant de fixer le moment du départ, il faut faire concorder les prescriptions du calendrier avec les convenances des voyageurs. L’almanach est un oracle toujours consulté, dans les affaires les plus graves comme les plus futiles, et jamais on n’accomplit une action sans s’informer auparavant si les constellations sont favorables. Tel jour est propice au début d’une entreprise, tel autre est néfaste, souvent l’heure même est indiquée ; jamais un tailleur n’oserait prendre mesure d’un habit en dehors du temps prescrit : sûrement la coupe serait manquée.

Les conjonctions sont sans doute heureuses Aujourd’hui, car dès la pointe du jour les tcharvadars viennent demander si nous sommes prêts à partir. Sur notre affirmation, ils annoncent que les chevaux vont arriver sans retard, hala. Pleine de crédulité, je descends dans la cour du consulat, mon fusil sur l’épaule, ma cravache à la main, croyant me mettre en selle dans quelques instants. Il est six heures du matin ; j’attends patiemment jusqu’à sept ; puis, ne voyant rien venir, j’entre dans le salon.

« Que faites-vous casque en tête et fusil sur l’épaule de si grand matin ? me dit le consul.

— Les chevaux devaient venir tout de suite. « Hala », ont dit les tcharvadars, et je pensais partir de bonne heure.

— Ne vous pressez pas tant, reprend M. Bernay. Hala peut s’étendre d’ici à ce soir ; préparez-vous au moins à déjeuner avec nous. Quand on veut voyager agréablement en caravane, il faut s’armer de patience jusqu’au jour où l’on a pris l’habitude de se faire attendre. Afin d’acquérir ici le respect et la considération générale, il est sage de ne point se montrer avare de son temps.

  1. On donne le nom de hadji aux musulmans qui ont accompli le pèlerinage de la Mecque.