— Une caravane bien organisée et bien conduite comme la mienne parcourt trois quarts de farsakh à l’heure et fait dans la journée de six à huit farsakh. »
Le farsakh, désigné par les auteurs grecs sous le nom de parasange (pierre de Perse), équivaut à près de six kilomètres. D’après la traduction de ce mot, il semblerait qu’en Orient comme à Rome les routes étaient, dans l’antiquité, pourvues de pierres indiquant au voyageur la distance parcourue. Ces bornes n’existent plus aujourd’hui ; néanmoins, les caravanes suivant toujours le même itinéraire à la même allure, les tcharvadars connaissent exactement la distance d’une station à la suivante et la divisent en prenant comme repères les accidents de terrain. Sur les voies de grande communication les erreurs sont insensibles, et, si l’étape s’allonge quelquefois hors de proportion avec le chemin parcouru, il faut s’en prendre aux difficultés des sentiers rendus impraticables par les intempéries de l’hiver. Le moindre ruisseau torrentueux descendant des montagnes oblige parfois à faire de longs détours avant de rencontrer un passage guéable.
Arrivés au village de Basmidj, nos guides nous conduisent au tchaparkhanè (maison de poste), où se trouvent les chevaux destinés au service des courriers établis sur la route de Tauris à Téhéran. Cette construction carrée se compose d’une enceinte contre laquelle s’appuient à l’intérieur les écuries, recouvertes de terrasses. En été les bêtes sont attachées autour de la cour, devant des mangeoires creusées dans l’épaisseur des murs. Au-dessus de la porte d’entrée s’élève une petite chambre, éclairée par des fenêtres ou par des portes ouvertes dans la direction des quatre points cardinaux. Les carreaux sont absents ; à leur place on a disposé des grillages de bois assez larges pour permettre à l’air de circuler, de quelque côté que souffle la bise, mais assez serrés néanmoins pour arrêter les regards indiscrets. Cette pièce ventilée, dont nous prenons possession faute de mieux, porte le nom de tchaparkhanè (maison haute).
Pendant le déballage des mafrechs je vais faire une promenade dans le bazar du village ; il est assez bien approvisionné. Il y a là de belles bougies russes enveloppées de papier doré, du sucre de Marseille, des dattes et du lait aigre a profusion. La fille du gardien du tchaparkhanè me sert de guide ; elle a six à sept ans et prend déjà des airs de petite femme ; l’année prochaine on la voilera ; on la mariera peu après, et à douze ans elle se promènera avec un bébé dans les bras.
Au retour de la promenade, la nuit est tombée ; mais peu importe désormais ! Depuis notre séjour à Tauris notre mobilier n’est-il pas complet ? Au milieu de la pièce se dresse une table de bois blanc ; des sacs remplis de paille servent de fauteuils, en attendant qu’ils deviennent des lits ; sur les takhtchès (niches creusées dans le mur) s’étalent une théière, un samovar, un chandelier ; et enfin devant un bon feu chantent des marmites fumantes. Ma fierté est sans égale ; mais rien n’est durable en ce monde, et mon légitime orgueil est bientôt mis à une rude épreuve. Le vent fraîchit vers le soir, la cheminée rejette des torrents de fumée, la lumière s’éteint. Borée est maître céans. À tâtons je finis cependant par étendre devant les grillages de bois des manteaux, des caoutchoucs et des châles, que l’on fixe avec un marteau et des clous, achetés sur les conseils du consul de Tauris. Béni soit-il pour cette bonne pensée.
L’ordre est enfin rétabli dans le balakhanè quand le pilau fait son apparition. Les cuisiniers préparent très bien cet aliment national. Ils ont pour le faire cuire, disent les gourmets, autant de recettes que de jours dans l’année. Le riz rendu très craquant après avoir été additionné d’un mélange de beurre et de graisse de mouton appelé roougan, est servi à part. On l’accompagne en général d’un plat de viande de mouton coupée en menus morceaux, ou d’une volaille baignant dans une sauce relevée. Certains pilaus sont cuits en une heure, et c’est là un de leurs principaux mérites.
22 avril. — Je dormais cette nuit du sommeil du juste quand la voix du hadji retentit.