des seïds et vêtu d’une robe de kalemkar ; sur les flancs de sa monture, jadis blanche, aujourd’hui badigeonnée en bleu de la tête aux pieds (descend-elle aussi du Prophète ?), s’étalent tous les ustensiles de ménage du saint homme : aiguières à ablutions, poches à kalyan, samovar, marmites ; quant à lui, juché sur une énorme pile de couvertures et de tapis, il paraît, du haut de sa bête azurée, traiter avec le même dédain les gens et les animaux. Je m’attendais à le voir, au départ, déployer l’étendard du pèlerinage et chanter les miracles de l’imam Rezza de Mechhed, au tombeau duquel il conduit ses ouailles, mais la présence de deux infidèles a troublé sa ferveur et lui a fait absolument négliger cette action dévote. Il se venge en me regardant d’un air faux et sournois, et détourne la tête toutes les fois que les hasards du chemin me rapprochent de lui.
Nous marchons sur ses pas, suivis d’une troupe d’enfants de quinze à seize ans, tout heureux de faire leur premier grand voyage. Ils dégringolent à chaque instant des montagnes de bagages au sommet desquelles ils sont perchés, mais nul ne s’en inquiète : en pèlerinage peut-on jamais se faire mal ?
Voici enfin la partie la plus calme de la caravane, jamais en tête, jamais en queue.
Sur les mulets destinés à porter les femmes sont assujetties, de chaque côté du bat, deux caisses longues de quatre-vingts centimètres, sur une largeur de cinquante-cinq, désignées en persan sous le nom de kadjavehs.
Ces boîtes sont surmontées de cerceaux de bois supportant une couverture de lustrine verte et fermées par des portières destinées à mettre les voyageuses à l’abri de la pluie, du soleil et surtout des regards indiscrets. L’ascension de ces singuliers véhicules n’est pas aisée ; elle se pratique au moyen d’une échelle étroite appuyée contre la caisse. Quand les femmes sont montées, l’échelle est attachée au-dessous du kadjavehs jusqu’au manzel suivant, car il n’est pas dans les usages que les Persanes mettent pied à terre pendant une étape, quelle que soit sa durée. Assises ou plutôt accroupies sur une pile de couvertures, elles amoncellent autour d’elles le kalyan, les provisions de bouche, les enfants trop petits pour monter à cheval et les bébés à la mamelle.
Les kadjavehs des khanoum (dames) sont entourés des plus vieux serviteurs et des maris jaloux. L’un de ces derniers s’est offert au moins huit femmes à surveiller, et il paraît s’acquitter de ces délicates fonctions avec une conscience sans égale. Si j’en juge d’après le nombre de ses domestiques et le luxe de ses équipages, ce doit être un grand personnage. Le cheval portant la favorite et sa progéniture est conduit par un jeune garçon dont le teint rose et les yeux intelligents attirent mon regard ; sa tête rasée est recouverte d’un bonnet rond, doublé d’une fourrure de peau de mouton noir ; il est vêtu d’une koledja rembourrée de coton, soigneusement piquée et serrée à la taille par une ceinture accentuant des lignes arrondies. Ce bel enfant paraît dans la plus grande intimité avec les femmes, auxquelles personne n’adresse la parole ; il va et vient, toujours gai et souriant, fait des commissions d’un kadjavehs à l’autre, excite de la voix les chevaux retardataires, allume les kalyans, et les fume, prend les enfants en pleurs, à moitié étouffés au milieu des voiles maternels, porte ces pauvres petits sur son épaule pour les consoler, et fait presque toute la route à pied comme les tcharvadars les plus vigoureux.
Je laisse défiler la caravane et retrouve nos serviteurs à l’arrière-garde.
« Quel est donc le jeune garçon qui conduit le premier kadjavehs ? dis-je à l’un d’eux.
— C’est un pichkhedmet (valet de chambre), me répond-il ; l’aga (le maître), jugeant, dans sa sagesse, que les servantes de ses femmes ne peuvent, sans inconvénient, faire à chaque étape le service extérieur, a choisi une vigoureuse et vaillante paysanne kurde, lui a fait raser la tête et revêtir un costume masculin afin de lui permettre de sortir sans scandale à visage découvert. Ali — c’est le nom qu’on lui a donné — fait tout le service des khanoum, dont aucun homme n’oserait approcher. »