Page:Dieulafoy - La Perse, la Chaldée et la Susiane.djvu/89

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s’élever jusqu’au nid d’aigle où elle avait fait construire son château. Quel mortel eut été assez audacieux pour tenter de gravir ces roches inaccessibles ? Un jour cependant, un jeune pâtre, beau comme Joseph, ayant aperçu la vierge, osa s’aventurer à la suite de ses chèvres sur les flancs escarpés de la montagne, et il chanta :

« Un ange du ciel s’est présenté à mes regards ; sur la terre ne saurait être splendeur

« comparable à la sienne ; sa figure est devenue la Kèbla (direction de la Mecque) de mes yeux.

« Je n’exhalerai pas mes plaintes devant les heureux de ce monde, mais je dirai ma peine à ceux

« qui partagent mes tourments ; si les fauves colombes entendaient mes soupirs, elles pleureraient avec moi ; toi seule es insensible. N’auras-tu pas pitié de ma douleur ? »

« Le pâtre revint souvent au pied de la forteresse ; la princesse, d’abord cruelle, sentit son cœur s’attendrir en écoutant la voix du chanteur, suave comme celle de David.

« Le raisin nouvellement produit est acerbe de goût.

« Prends patience deux ou trois jours, il deviendra agréable.

« Veux-tu ne donner ton cœur à personne ? ferme les yeux. »

« Quand les eaux du torrent grossirent et empêchèrent le pâtre de venir chanter aux pieds de sa belle, la jeune fille fit construire le pont que l’on voit au milieu de la vallée et qui porte encore le nom de Dokhtarè-pol (pont de la Pucelle).

« Quelle séparation peut-il exister entre l’amoureux et l’amante ? La muraille même élevée par Alexandre ne saurait leur opposer ni obstacles ni entraves.

— Dans quel monde enchanteur, derviche, as-tu envoyé le « plongeur de ton imagination » ? dis-je au conteur. Le parfum des roses du Gulistan s’exhale de tes lèvres, tu parles comme tes patrons Saadi et Hafiz. »

Le château de la Pucelle ne jouit pas dans le pays d’une bonne réputation ; il fut longtemps un des repaires de la célèbre tribu des Assassins. Pour expulser définitivement ces brigands, Abbas le Grand fut forcé de démanteler ses hautes murailles ; au temps du voyage de Chardin, en 1672, il était déjà fort délabré. Les descendants des anciens propriétaires du castel vivent aujourd’hui en bons paysans dans l’Irak Adjémi et paraissent avoir renoncé à la noble profession de leurs ancêtres. Tout irait donc au mieux dans la meilleure des Perse si les Assassins n’avaient eu de successeurs. Ce n’est pas sans raison que M. Bernay nous a recommandé de redoubler de prudence en traversant le Kaflankou ; un officier anglais, trois courriers du roi, quelques négociants persans ont été assassinés dans ces deux dernières années entre les ponts du Mianeh et de la Pucelle.

Afin d’éviter un sort aussi misérable, nous déballons les appareils de photographie et examinons l’ouvrage nos armes il la main.

Une grande arche ogivale de vingt-quatre mètres de portée, flanquée symétriquement de deux arches latérales de dix-sept mètres, livre passage aux eaux de la rivière, fort profonde et infranchissable à gué pendant six mois de l’année. L’arche centrale est ornée sur la tête amont d’une inscription tracée en lettres d’or, se détachant en relief sur un fond d’émail bleu foncé. Cette brillante décoration s’harmonise merveilleusement avec les teintes des vieilles briques du pont et donne il tout l’ensemble un caractère de grandeur encore rehaussé par le cadre de montagnes sauvages sur lesquelles il se détache.

Le plan de l’ouvrage est des plus réguliers et les abords sont heureusement raccordés avec la route. Mais, de toutes les dispositions adoptées dans le Dokhtarè-pol, la plus ingénieuse et la plus pratique est celle qui a été imaginée pour supporter les voûtes d’évidement : elles sont appuyées sur une nervure formant une sorte d’arc-doubleau supérieur, dont la fonction est de proportionner en chaque point de la voûte la résistance aux efforts supportés, et de soumettre par conséquent tous les matériaux à des pressions à peu près uniformes.