Page:Dieulafoy - La Perse, la Chaldée et la Susiane.djvu/97

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doctrines ou en promettant tout au moins de ne plus prêcher et de vivre retirée, elle obtiendrait certainement sa grâce. Mahmoud khan lui-même, touché de la beauté de Gourret el-Ayn et émerveillé de son intelligence, tenta de la convaincre.

« Gourret el-Ayn, lui dit-il un jour, je vous apporte une bonne nouvelle : demain vous comparaîtrez devant vos juges ; ils vous demanderont si vous êtes Baby, répondez : « non », et vous serez immédiatement mise en liberté.

— Mahmoud khan, demain vous donnerez l’ordre de me brûler vive. »

Gourret el-Ayn comparut en effet devant le conseil ; on lui demanda simplement si elle était Baby, elle répondit avec fermeté, confessant sa foi comme l’avaient fait ses coreligionnaires : ce fut son arrêt de mort. Ses juges, après l’avoir obligée à reprendre le voile, lui commandèrent de s’asseoir sur un monceau de ces nattes de paille que les Persans posent au-dessous des tapis, et ordonnèrent de mettre le feu à ce bûcher improvisé. On eut cependant pitié de la martyre et on l’étouffa en lui enfonçant un paquet de chiffons dans la bouche avant qu’elle eût été atteinte par les flammes. Les cendres de la grande apôtre furent jetées au vent.

Depuis la mort de Gourret el-Ayn, le babysme n’est plus ouvertement pratiqué en Perse. Les réformés renient leur religion et ne se font aucun scrupule de convenir en public que les Babs étaient de misérables imposteurs ; néanmoins ils écrivent beaucoup, font circuler leurs ouvrages en secret et constituent une armée puissante, avec laquelle les Kadjars auront un jour à compter s’ils n’abaissent point l’autorité du clergé et n’établissent pas dans l’administration du pays une probité au moins relative. Depuis ces derniers événements l’Altesse Sublime s’est réfugiée à Akka (Saint-Jean-d’Acre), afin d’échapper aux persécutions et peut-être à la mort. Les fidèles désireux d’entendre sa parole sont tous les jours de plus en plus nombreux, et l’on assure que le pèlerinage de Saint-Jean-d’Acre a fait abandonner celui de la Mecque par un grand nombre de Chiites.

L’année dernière, Nasr ed-din chah, épouvanté de l’influence toujours croissante du chef des Babys, voulut tenter de se rapprocher de Mirza Yaya et lui envoya secrètement un de ses imams djoumas les plus renommés pour la force de ses arguments théologiques et la fermeté de ses croyances, avec mission de ramener au bercail la brebis égarée. Je laisse à penser quelles furent la surprise et l’indignation du souverain quand, au retour, le vénérable imam djouma avoua à son maître que les arguments de Mirza Yaya l’avaient convaincu et entraîné dans la voie de la vérité. A la suite d’un pareil succès, le roi, on le comprend sans peine, n’a pas été tenté d’expédier à Saint-Jean-d’Acre une seconde ambassade. Il ne faut pas souhaiter à la Perse le retour d’une ère sanglante, mais il est à désirer cependant que le sage triomphe des doctrines nouvelles permette aux musulmans d’abandonner sans secousse les principes d’une religion néfaste dans ses conséquences, et de se débarrasser des entraves apportées par le Koran et le clergé à la réalisai ion de réformes politiques et sociales des plus urgentes.

Les livres de l’Altesse Sublime renferment un singulier amalgame de préceptes libéraux et d’idées les plus rétrogrades. Contrairement aux prescriptions du Koran, Mirza Ali Mohammed abolit la peine de mort en matière religieuse, recommande le mariage comme le meilleur des états, condamne la polygamie et le concubinat, et n’autorise le fidèle à prendre une seconde femme que dans quelques cas très exceptionnels. Il réprouve le divorce, abroge l’usage du voile, ordonne aux hommes de vivre dans une douce sociabilité, de se recevoir les uns les autres en présence des femmes ; il n’exige pas les cinq prières réglementaires, déclare que Dieu se contente d’une seule invocation matinale, s’autorise d’un passage du Koran dans lequel Mahomet annonce la venue d’un dernier prophète pour