Page:Documents - doctrines, archéologie, beaux-arts, ethnographie, 1929.djvu/293

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
 Les corrections sont expliquées en page de discussion

On y trouve un mépris douloureux, un dégoût de toute sociabilité, une Hollande à rebours. Tout le bonheur néerlandais se change en ennui infernal. Seghers est plutôt gêné par le motif, il trébuche devant les molécules, et la nuance correspond chez lui à une contrainte troublée, à une pédanterie infatigable.

Le cliché nature morte a pris ici son sens nu : nature pourrie, pétrifiée, nature crevée. Ses paysages vus de face sont semblables à des fantômes sans corps. Seghers s’est développé dans ce sens avec des raffinements de technique rares. C’est ainsi qu’il va jusqu’à tirer des négatifs de la gravure représentant les ruines de l’abbaye de Rhynsberg. D’autre part, il fragmente ses motifs et procède par juxtaposition de pièces et de morceaux. Il obtient ainsi des formes minuscules isolées sans aucun dynamisme. Seghers est un monomane des atomes : il l’accroche à chaque petit point. Chaque pierre, chaque feuille est isolée, a-sociale, décomposée, enfermée en elle-même. Les feuilles sont ramassées ensemble comme par une tempête hostile les condamnant à être un arbre. L’unité optimiste de la nature végétale est morcelée et pour équilibrer ce morcellement, il entoure craintivement le tourbillon de feuilles dans une sorte de nimbe sombre qui protège et qui pèse.

Dans ses paysages d’un baroque déchiqueté, les plans sont mis en miettes. De la lave, de la boue, des arbres comme des chiffons et des éboulis de galets. Un désert coupé par des chemins que des météores auraient tracés, un enfer irrespirable et figé, sans hommes et sans animaux. N’importe quel être vivant serait ici un paradoxe. Un silence renfermé et égoïste. Des monologues d’une agonie sénile. Des sentiers troublés conduisant dans l’intérieur, mais en expulsant aussitôt.

Il n’est plus question de la nature servile, nature de grand opéra, de son maître Coninxloo, travaillant pour les gourmets. Ici, le sens du baroque n’est plus la conquête de l’espace par concentration : nous constatons un dégoût de l’espace qui aurait pu suggérer un mouvement ou un élan. Le baroque en arrive à égarer dans un labyrinthe étroit. La vue est attirée et repoussée à la fois. Cette technique est la technique du zéro ; une dialectique des formes sous le signe de la mort, une extermination réciproque des parties. Totalité ne veut pas dire ici que l’un augmente l’autre, mais que l’un extirpe l’autre.

La nature de Seghers est la catastrophe pourrie et pétrifiée. Le drame a été joué. La pierre est le signe de la mort et d’une impuissance complète, le signe d’une immobilité psychique, d’une anesthésie totale, d’un silence terrible. Les pierres sont identiques au poids qui oppresse, à une meule broyant des cauchemars. L’éboulis indique une tendance à concasser. On pourrait parler d’extase de l’impuissance, d’appauvrissement de la vie. Ces rochers forment une quenouille d’écriture dans laquelle on peut débrouiller l’expression d’un démembrement infantile (voir la destruction des poupées), une joie de la dissociation définitive des parties. Il s’agit, en somme, de perte de l’unité personnelle et ainsi l’aspect d’un paysage signifie la destruction de soi-même.

C’est le désert inhabité. Seghers fait disparaître l’air, signe du fluide et du mouvement vivant. Parfois les nuages prennent des formes de rochers. Deux gravures de paysages présentent des cordages de bateaux rayant le ciel : dans l’une d’elles un matelot grimpe à ces