Page:Dorgelès - Le Cabaret de la belle femme.djvu/121

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si bien que, de mémoire de cuistot, jamais on ne l’avait vu toucher une goutte de rabiot.

Qu’on servît des patates ou du riz, du macaroni ou des lentilles, il mangeait sans se plaindre, estimant peut-être qu’il eût été inconvenant, pour un invité, de toujours critiquer la cuisine. Après le café, il regardait les camarades jouer à la manille et si, par malheur, il pouvait en pincer un le nez en l’air, il commençait sournoisement à lui parler de cartes, du tarot, puis, de fil en aiguille, des horoscopes, d’astrologie, des mages chaldéens, de théurgie, d’influx, de l’au-delà et il terminait par une stupéfiante improvisation sur l’idée de mort chez Baudelaire ou la hantise de l’Inconnu dans l’œuvre de Mœterlinck, qui donnait à l’autre de quoi réfléchir pour ses deux heures de veille. Ce qui émerveillait surtout ses camarades, c’était qu’il pût parler de tant de choses qu’ils ignoraient et qu’il connût tant de gens célèbres dont ils n’avaient jamais lu le nom nulle part.

— Comment, s’étonnait-il, vous ne connaissez pas M. Sébastien Voirol ?

Et il levait ses longs bras au ciel, si stupéfait que le moins fier se sentait tout honteux. Mais comme il ne savait pas jeter une pelletée de terre sans en faire retomber la moitié sur lui, ni coudre un bouton sans se mettre les dix doigts en sang, comme il n’était même pas capable de porter la soupe sans en renverser la moitié en route, il perdait d’un coup la moitié de son prestige, et il enrichissait subitement son vocabulaire d’un tas d’expressions inconnues qu’il eût mis des