Page:Dorgelès - Le Cabaret de la belle femme.djvu/15

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— Est-ce que tu crois que ça sera pour aujourd’hui ?

— Peut-être bien, répond-il avec son fatalisme militaire.

— Il paraît qu’à Vincennes il y en a près de dix mille à habiller.

— C’est pas étonnant…

— On m’a dit qu’on attendait qu’il y ait assez de morts dans l’Est pour pouvoir nous donner des uniformes, rapporte sérieusement un camarade bien informé.

— Ah ! fait le militaire avec la même indifférence… Moi, je m’en fous : j’ai touché la collection de guerre comme les copains, seulement, je ne pars pas, à cause que la commission m’a mis inapte… Et rien que du bath, hein, regardez les pompes qu’ils nous donnent.

Lourdement, il lève la jambe et nous montre son soulier jaune, qu’on dirait taillé à la serpe dans du pitchpin.

— Avec ça, tu parles qu’on peut aller à Berlin, dit le gros rougeaud avec un air d’envie.

— Bah ! y a pas de presse pour le voyage, fait le soldat.

Et, posément, il bourre sa pipe, qu’il cache derrière son dos quand le sergent pousse la porte. Le temps passe, lentement, goutte à goutte. Cette attente aveugle m’exaspère. Quelqu’un pense-t-il seulement à nous, dans cette morne bâtisse ? Les soldats ne savent jamais rien et les officiers que nous voyons descendre d’automobile ne font que traverser le trottoir en se pressant.

Vers dix heures, enfin, un lieutenant se mon-