Page:Dorgelès - Le Cabaret de la belle femme.djvu/20

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épuisée ne bouge toujours pas, ne semblant même plus souffrir.

Alors, se tournant vers nous, le soldat nous dit d’un ton gouailleur, en haussant les épaules :

— On va à Berlin…

Puis il lâche la bride et se met à l’écart, les deux mains dans les poches, attendant que la rosse s’abatte et crève.

Je détournais la tête, apitoyé, quand la bande du couvreur a traversé le boulevard en criant :

— Ça y est ! C’est notre tour…

À ce signal, les hommes affluent ; en un clin d’œil, le café se vide, dans un boucan de chaises qu’on renverse et de verres brisés. Une cohue bruyante s’amasse devant la grande porte du bastion dont un seul factionnaire défend l’entrée. Une bousculade continue fait tournoyer cette foule, des remous éloignent des hommes et en emportent d’autres. Bientôt, on ne voit plus que des casquettes aux premiers rangs : les chapeaux sont battus… Les hurlements reprennent :

— Nous d’abord, crient les engagés.

— Non ! non ! C’est à nous, protestent les mobilisés sans livrets.

Et, épaules contre épaules, les deux groupes reprennent la lutte, leur masse balancée d’un va-et-vient de vague.

Pendant près d’un quart d’heure, on beugle sans rien entendre, on se porte dans la cohue des coups sournois, on s’insinue, on s’arc-boute, et la horde écrasée semble geindre. Puis, comme la porte ne s’ouvre toujours pas, le nœud trop serré se détend, la masse compacte se fendille, et la