Page:Dorgelès - Le Cabaret de la belle femme.djvu/31

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pour effacer de leurs yeux la décourageante vision des façades éventrées et des églises en ruine. Entre deux emplettes, nous parlions de Paris, que vous croyiez si bien connaître. On flirtait : un instant d’oubli..

J’achetai dans votre étroit bazar une paire de lunettes d’auto de vingt-neuf sous, que vous me vendîtes six francs. C’était pour me préserver des gaz. Si les Boches nous en avaient lancés le lendemain, j’étais aveugle.

Mais je ne vous en veux pas, petite réfugiée. Ce que nous allions chercher chez vous, ce n’était pas des lunettes, pas de l’amour non plus, car vous étiez honnête. C’est un rien qu’on ne vend pas, une illusion… C’était la joie fabuleuse, au sortir des tranchées, la capote brossée et les mains nettes, d’échapper un instant à cette vie brutale et de parler, de vivre un peu comme autrefois, d’oublier les obus, la boue, le riz froid, la vermine, les rats, tout ce morne tourment…

Pourtant, même avec beaucoup d’imagination, il n’y a pas là de quoi faire un roman d’amour. Je suis humilié, parfois, de cette campagne sans aventure et je voudrais mentir, raconter moi aussi ma galante anecdote, avec des marraines, des serments, des mains qu’on presse par-dessus la haie d’aubépine, des rendez-vous sous la coudraie… Mais, au dernier moment, c’est comme un mauvais sort, je pense au cabaret de la Belle Femme et c’est fini, je ne peux plus…

Il se dressait en plein front, ce cabaret de vieille France, quelque part en Champagne, entre Berry et Reims, et je le connus un soir de sep-