Page:Dorgelès - Le Cabaret de la belle femme.djvu/30

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vétérans crédules et fleurir Madelon sur les lèvres des conscrits. Ah ! les belles du front…

Je vous ai pourtant connues, lorsque j’étais là-haut, mais je n’ai pas su vous voir, et à présent un cuisant regret me vient d’avoir passé si près de l’aventure sans la saisir, si près du bonheur sans le comprendre.

L’amour, c’était peut-être vous, belle épicière de Roucy, aux joues luisantes et rouges comme des pommes, qui poursuiviez à votre caisse un rêve nostalgique de corsages en tussor et de triple extrait de lilas blanc. S’écrasait-on dans votre boutique ! Combien de boîtes de conserves achetées pour vous plaire, de livres de chocolat, de savons, de fromages ! Oublierez-vous jamais tous ces adorateurs élégamment boudinés dans leurs capotes pelées, qui vous soufflaient dans le cou des madrigaux de gorille ? J’étais du nombre, madame…

Je me souviens d’un camarade qui pour vous approcher, vous plaire — qui sait, vous séduire, peut-être ? — dépensa chez vous, en quatre jours de repos, ses mandats de tout un mois. Son escouade eut du cassoulet et des tripes à manger pour six semaines, mais lui, le cœur brisé, n’y toucha pas : il leur trouvait comme un goût.

C’était peut-être vous encore, petite réfugiée de Saint-Pol, qui vendiez tant de babioles inutiles dans un tout petit magasin. On allait chez vous par besoin, pour voir des cheveux blonds, un cou mince jaillissant d’un corsage de guipure, des mains soignées — oui, par besoin, vraiment, comme d’autres allaient bayer aux devantures