Page:Dorgelès - Les Croix de bois.djvu/116

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À l’entendre, il aurait tout retenu depuis la veille, depuis huit jours, depuis tout le temps.

— Il est à moi, l’boudin, gueule de raie… demande-z-y voir.

À une table près de nous, des copains boivent du vin rouge, litre sur litre. Avant, on le payait vingt-quatre sous. Mais une note du colonel a interdit de vendre le vin ordinaire plus de quatre-vingts centimes. Alors, la mère Bouquet a fait cacheter le goulot de ses litres, et maintenant, nous le payons trente sous : c’est devenu du vin bouché.

Vieublé, un soldat de notre compagnie, fait le service en bras de chemise. Dans tous les villages où nous allons au repos, il trouve un débitant pour l’embaucher. Il sert dans la salle, descend à la cave, lave les verres, ramasse des pourboires, chaparde, et tous les soirs va se coucher saoul. Avec le cuisinier du colonel, c’est l’homme le plus envié du régiment.

Il s’approche de notre table avec un sourire satisfait de patron dont les affaires prospèrent.

— Eh bien, les gars, vous avez aussi coupé à la marche ?… Moi, je m’suis fait porter pâle, l’toubib me r’connaît toujours. Y m’fout une purge et c’est marre… Y a bien Morache qu’a essayé de me poirer au tournant, mais comment que j’en ai joué !…

— Oui, je l’ai vu qui faisait le pet derrière les saules. Il trouve que c’est pas assez des bourres.

— Et on a nommé ça sous-lieutenant ! s’indigne Vieublé, son torchon sous le bras. C’est toujours pas pour ce qu’il a fait le jour de l’attaque.

— Tu peux être sûr que si le colon l’avait vu