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Page:Dorgelès - Les Croix de bois.djvu/136

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Un brusque silence tombe. Bourland s’est arrêté, l’archet levé. Les visages surpris se froncent… On écoute, inquiet. Qu’est-ce que c’est ?

Le même poing cogne à la porte, et une voix vient de la nuit :

— Un blessé.

On ouvre vite ; les paupières clignotantes, il entre. Il est blême, avec de grands yeux cernés qui lui mangent les joues. Son bras gauche est tenu en écharpe par un grand mouchoir sale où s’élargit une tache rouge, et, ayant glissé jusqu’à sa main inerte, le sang s’égoutte sur son passage.

— Non, pas de rhum. J’aime mieux du vin.

La main de Monpoix tremble en le servant. Muets, gênés, nous entourons le copain. Il s’est assis lourdement, énergie fauchée. Plus un bruit, que le glouglou du vin dans sa gorge sèche.

Le chien s’est réveillé. Il se lève, flaire la piste et, goutte à goutte, il lèche le sang encore tiède, sur les carreaux.



Six jours encore de tranchée – six jours de pluie – et nous voici revenus à la ferme. J’écris. Assis tout contre le poêle, tassé, le dos rond, Monpoix a laissé sa pipe s’éteindre. On n’entend que la soupe qui chantonne et sa respiration oppressée qui siffle.

Je le trouve changé, depuis l’attaque. Il ne plaisante plus avec nous comme autrefois. Il reste des heures sans rien dire, acagnardé sur sa chaise basse, et quand nous parlons entre nous, il tourne à peine la tête pour