Page:Dorgelès - Les Croix de bois.djvu/139

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L’autre soir, Berthier racontait au sergent vaguemestre notre repli par le boyau en V, quand il avait fallu reculer. Quelques hommes et lui couvraient le mouvement, tirant sur les capotes qui coupaient par les champs et jetant en travers du boyau des chevaux de frise, des rondins, tout ce qui traînait. Dans les lignes droites, il faisait courir ses hommes, craignant le feu d’enfilade, et comme ils regardaient derrière eux, ils se prenaient les pieds dans des cadavres et s’abattaient en jurant. Heureusement on avait déjà emporté les blessés, car maintenant il était trop tard. Jusqu’à la première ligne, ils n’en avaient rencontré qu’un. Il était assis sur le parapet, jambes ballantes, comme au bord d’un fossé, – ne craignant plus les balles – et il criait d’une longue plainte obstinée : « Je ne vois plus clair… Ne me laissez pas… je ne vois plus clair… » Un large filet rouge coulait de sa tempe et lui barrait la joue.

Il les avait entendus passer en galopant et, ayant deviné sans doute qu’on se repliait, il avait couru derrière eux, penché d’abord, presque à quatre pattes, puis tout droit, trébuchant, tâtant la nuit de ses mains effarées. Sa supplication les avait poursuivis un instant : « Ne me laissez pas, les copains, je vous jure de ne pas crier !… » Puis, un pas dans le vide du boyau, et d’un bloc, les mains tendues, l’aveugle était tombé dans son tombeau. Comme ils tournaient le redan, ils avaient entendu le coup sec d’un mauser. Le coup de grâce, sans doute.

Par hasard, je regardais Monpoix pendant que Berthier parlait. Il avait à demi levé la tête pour écouter, et il ouvrait des yeux étranges, de grands yeux fixes