Page:Dorgelès - Les Croix de bois.djvu/185

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Comme la colonne repartait, se laminant entre deux files de caissons et de chevaux baveux, il en saisit un par la queue, à deux mains, et tira brutalement. La lourde croupe de la bête ne bougea même pas.

— Il ne sait donc pas jinguer, ton sale bourrin ? cria-t-il au conducteur, empaqueté sur son siège. Il ne pourrait pas me casser une jambe, nom de Dieu !

Un mulet de mitrailleurs marchait dans nos rangs faisant sonner ses caisses : il se colla derrière, dans l’espoir d’une ruade, et, pour l’y inciter, il reprit son jeu, lui tirant la queue ainsi qu’un cordon de sonnette. Abruti comme un homme, le mulet ne broncha pas.

— T’es pas tombé fou ? dit Hamel… Et s’il te foutait un coup de sabot dans le ventre ?

— J’m’en fous… J’en ai marre, je ferais pas l’attaque.

Derrière lui, Gilbert railla, du ton qu’il aurait pris pour lire une citation à l’armée :

— « A toujours fait preuve de la plus courageuse initiative, donnant à ses camarades l’exemple d’une incomparable bravoure. »

Fouillard se retourna :

— Toi, je t’em… Occupe-toi de tes fesses.

Écrasé sous le sac, Bréval murmura :

— … Le courage de s’engueuler… Plus bêtes que les chevaux…

On distinguait à peine la silhouette des arbres, tant la nuit était noire, et au loin, vers les lignes, où nos canons tonnaient par bouffées, nulle lueur n’éclairait le ciel bas. La bataille invisible se déroulait, derrière ce grand mur sombre, et les routes, gonflées ainsi que des artères, chassaient vers elle du sang nouveau.