Page:Dorgelès - Les Croix de bois.djvu/202

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grand lit de province, avec son ventre rouge qu’on enfonce d’un coup de poing. Chez soi !… Le souvenir des joies passées fond dans la bouche, comme une pâte exquise, et les cœurs sont si tendres qu’on en fait couler des romances, en les pressant.

Ferme tes jolis yeux…

Soudain, sur la route, on entend un pas égal de troupe en marche. Qu’est-ce ?… On les reconnaît tout de suite, à leur brassard blanc. Les premiers portent sur l’épaule des brancards roulés, ceux qui suivent poussent de légères voitures à deux roues. L’un d’eux tient une lanterne dont la clarté jaune danse autour de lui, comme un chien fou. Le régiment du silence qui s’en va.

— Allons, quoi, rompt une voix gênée, tu nous en chantes encore une.

— Non, sans blague, je ne sais plus rien…

Le silence tombe… Nos voix, cependant, ne faisaient qu’un murmure, mais il suffisait d’un murmure pour étouffer les bruits de cette nuit inquiète. Maintenant, ils nous parviennent tous : un souffle oppressé de dormeur, la paille qui craque sous les corps tourmentés, et, là-bas, l’angoissante rumeur de la tranchée qui lutte. Silencieuse, la nuit a brusquement changé, – à présent vaste et grave comme un rêve de trente ans.

La lune monte sans hâte, derrière une mantille de sapins. Elle couche lentement sur l’herbe rase l’ombre précise des piquets et des faisceaux, et cela peint d’étranges signes noirs, sur ce beau champ poudré.