Page:Dorgelès - Les Croix de bois.djvu/260

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— Qui c’est qui t’remplace depuis qu’elle est veuve ?

Broucke se mit à rire. Pourtant, un tic avait tiré la bouche du camarade, et, presque bégayant, il répliqua :

— Dec… pas. J’trouve pas mariole qu’on blague là-dessus. Si t’étais marié, tu comprendrais.

— J’suis marié, crâna Sulphart. Seulement, j’suis pas jaloux : la mienne s’explique pour m’envoyer des colis.

Les autres avaient tous sorti une photo, d’un portefeuille usé ou d’un livret gras de sueur. On se les passait de main en main, portraits gauches de jolies filles endimanchées et de ménagères en robe noire, serrant contre elles un gosse à la cravate bien nouée.

À la grande table, on se disputait le dessert : des biscuits fades et poussiéreux que Gilbert avait offerts. On buvait beaucoup. Devant le feu, le petit Belin racontait une histoire.

— C’étaient des gars morts à l’ambulance. T’as pas vu le cercueil du quatrième ? Le sang avait coulé à travers, ça avait taché le drapeau. C’était le sergent, celui-là…

Ils vidaient quart sur quart, la face allumée.

— Tu te souviens du jour qu’on a cassé la gueule au père Cent… Trente litres pour huit ! C’qu’on était pleins…

— Et le nouveau juteux, un Corse…

Sulphart et Lemoine, qui avaient fait le partage du vin chaud, échangeaient leurs souvenirs à tue-tête, comme s’ils s’étaient confessés à toute la ferme.