Page:Dorgelès - Les Croix de bois.djvu/259

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À la grande table – un antique établi au bois entaillé, avec une planche sur deux paniers en guise de chaise – l’escouade achevait son repas, dans un brouhaha. Un camarade mangeait debout, lapant dans son assiette de fer-blanc. À genoux, un autre cassait du bois mouillé, des branches pluvieuses d’automne qui brûlaient en fumant.

Brutalement poussée, la porte s’ouvrit, laissant entrer la nuit froide, comme un intrus.

— Aux distributions, les gars ! cria le gros Bouffioux, qui c’est qui vient avec moi ?

— J’y vas, répondit Maroux.

— J’te suis, dit le petit Belin en se levant.

— Oublie pas de revenir, hein, cria Sulphart au cuisinier, sans ça, gare tes os. T’as promis de payer le coup.

La porte se referma et notre intimité sembla soudain meilleure, la chaleur plus douce :

— On se dirait chez soi, murmura un copain heureux.

Rares minutes où le bonheur vient nous visiter, comme un ami qu’on n’espérait plus revoir. Rares instants où l’on se souvient d’avoir été un homme, d’avoir été un maître, le plus puissant de tous : son maître. Un feu qui flambe, une table, une lampe, voici le passé qui revient…

Un des nouveaux s’étant essuyé les mains après son pantalon de velours, sortit délicatement une photo de son livret militaire écorné.

— Elle est jeunette, hein ? C’est ma femme… Elle avait pas dix-huit ans quand je l’ai eue.

— T’as plus de goût qu’elle, lui dit Sulphart.